Espagne
Réalisateur, scénariste
Familia, Barrio, Les Lundis au Soleil, Princesas, A Perfect Day
Notes d’intention du réalisateur
L’humour à froid est l’arme du film pour aborder les événements avec distance : piquant, âpre, décapant – désespéré aussi – tout au long du film, souvent en plein cœur de la tragédie. Sûrement parce que c’est dans ces moments qu’il est indispensable.
Le film s’attache à la routine de ceux qui travaillent là où rien n’est routinier.Il évoque les forces et les faiblesses de ces travailleurs, leurs erreurs, leurs décisions, leurs petits malheurs. Sans jamais perdre de vue que l’héroïsme est lié à l’effort consenti plus qu’aux seuls actes.
Le film se déroule dans une région montagneuse, véritable microcosme où tous ceux qui participent à la guerre, de près ou de loin, sont réunis : soldats, civils, Casques bleus, journalistes… Dans ce contexte, un groupe d’humanitaires tente de remonter un cadavre d’un puits, jeté là pour contaminer l’eau – déclaration primaire, mais efficace, d’une guerre biologique. Un problème a priori facile à résoudre. Mais la première victime de tout conflit armé est le bon sens. Ce qui explique peut-être le fait qu’ils effectuent des allers-retours en voiture sur ces étroites et labyrinthiques routes de montagne, à la recherche d’une issue qui n’existe sans doute pas… Un labyrinthe à ciel ouvert, écrasé par le soleil, sous le ciel infini des Balkans : étouffant de grandeur. Depuis le début de l’écriture du scénario, j’ai cette vision en plongée des deux 4×4 parcourant sans but ces routes de montagne.
Dans le cadre de la réalisation de mes précédents films, j’ai souvent eu l’occasion de travailler aux côtés d’humanitaires dans des pays en guerre. La première fois, c’était en février 1995 pendant la guerre de Bosnie. Nous les avions filmés avec deux Betacams, couvrant ainsi le conflit. Nous avions ramené plusieurs dizaines de cassettes et quelques mots – peu – que nous utilisions fréquemment pour évoquer la guerre : désorientation, irrationnel, Babel, labyrinthe, impuissance.
Il y a quelques années, j’ai tourné un documentaire dans le nord de l’Ouganda avec des membres de Médecins sans Frontières. Dans ce qu’on peut appeler un bar, situé à une quinzaine de kilomètres de la frontière soudanaise, alors qu’on buvait une bière Nile Special tiède, j’ai entendu notre responsable de la sécurité évoquer le roman de Paula Farias, Dejarse llover, pour la première fois. Paula est médecin, coordinatrice d’urgences pour MSF, et écrivain. D’une certaine manière, elle a deux façons d’aider les autres. J’ai été fasciné par la simplicité de l’intrigue de son roman, et par sa profondeur. Il dépeint avec un humour absurde la cruauté de la guerre. C’est dans ces pages, et dans mes propres souvenirs de cette montagne sinueuse et impénétrable au cœur des Balkans, que j’ai puisé l’idée du film.
Loin des scénarios habituels du genre, le film s’attache à une autre guerre, une guerre silencieuse, qui va au- delà des lignes de front et des accords de paix. Une guerre qui se prolonge avec les mines antipersonnel et les enfants armés aux postes de contrôle militaires. Une guerre qui continue avec la haine de l’autre, avec la peur d’une mère, plus forte que n’importe quelle peur.
Les humanitaires.
À la frontière entre l’Éthiopie et la Somalie, une experte en logistique australienne nous a un jour raconté que son travail était comparable à celui de ces trois catégories de personnes : les missionnaires, les mercenaires, les martiens. Soit il s’agit de personnes qui viennent de débarquer et qui veulent sauver le monde, soit d’humanitaires professionnels qui sont là depuis des années, soit encore de personnes ballotées d’une guerre à l’autre depuis tellement longtemps qu’elles ne trouvent plus leur place nulle part. Le film les évoque toutes les trois.
Ces gens, qui mènent une guerre à l’intérieur d’une autre au quotidien. La guerre entre la volonté et le découragement, entre le bon sens et l’absurde. Leur guerre, et l’espoir et l’humour comme remparts contre la tragédie.
Le film n’a d’autre genre que la vie elle-même. Comme une poupée russe, il s’agit d’un drame à l’intérieur d’une comédie, à l’intérieur d’un road-movie, à l’intérieur d’un film de guerre.
Mais une chose est sûre. S’il s’agissait de musique, ce serait du rock punk. Rapide, direct, âpre, ce film, comme une course contre la montre, n’a pas de temps à perdre. Il est comme les humanitaires : dur, résistant, intuitif, rapide, direct. Ici, il n’y a pas de temps pour la réflexion, la culpabilité ou le travail de deuil. Il n’y a pas de temps pour la compassion ou les larmes. Il n’y a de temps que pour l’action.
Comme la guerre elle-même, le film fait ressortir l’absurdité et la part d’irrationnel de l’être humain. La première victime de tout conflit armé est la raison. C’est pour cela que l’irrationnel est sans doute le plus redoutable ennemi de notre film. L’humour est inhérent au drame, et je ne peux pas imaginer l’un sans l’autre. Ils se complètent, comme s’il s’agissait des deux faces de la même pièce de monnaie.
LE TRAVAIL DES HUMANITAIRES
Peu de films mettent en scène les humanitaires. Leur importance sociale est inversement proportionnelle à leur présence dans les œuvres de fiction. Quand je les ai accompagnés au cours de leurs missions, que j’ai été témoin de leur travail au jour le jour, difficile et si peu routinier, je me suis dit qu’il fallait raconter leur histoire. Je ne voulais pas évoquer uniquement la dimension spectaculaire de leur métier, les moments dits héroïques parce qu’ils sauvent des vies. Je souhaitais montrer leur quotidien. Car pour moi, l’héroïsme consiste en premier lieu à assurer une présence sur place et tenter de faire de son mieux.
LE TOURNAGE
Nous avons tourné en altitude, dans une région montagneuse, difficile d’accès. C’était un tournage très exigeant sur le plan physique pour chacun, techniciens et comédiens. Mais leurs efforts à tous se voient à l’écran : le travail humanitaire n’a rien de confortable. Le climat est extrêmement changeant en altitude, ce qui a rendu notre tâche plus difficile encore. Mais nous avions une équipe formidable, presque entièrement composée de techniciens espagnols, déterminés à donner le meilleur d’eux-mêmes. Leur professionnalisme et leur talent sont palpables de bout en bout.
LA PHOTO
Avec Alex Catalán, le directeur de la photographie, nous étions conscients de vouloir éviter la tentation de reconstituer un paysage de guerre qui soit gris, monochrome et archétypal. Nous ne souhaitions pas faire un film sombre, mais dynamique et porteur d’espoir, car c’est notre vision du travail humanitaire. On a tourné au printemps, si bien que la beauté spectaculaire de la nature tranche brutalement avec le contexte dramatique de la guerre.
Ces immenses paysages qui s’étendent à perte de vue deviennent des espaces oppressants, confinés. Tout comme la journée pendant laquelle se déroule l’histoire, le film prend des tonalités plus sombres, plus claustrophobiques. Plus tard, le soleil se lève à nouveau et le film retrouve, grâce à la lumière, l’énergie dont il a besoin.
FILM CHORAL
Il s’agit d’un film choral et nous avions donc souvent plusieurs comédiens réunis en même temps sur le plateau. Si le fait de ne pas avoir pu répéter avec eux préalablement me rendait la tâche difficile, c’était aussi un défi que j’ai pu relever grâce à une base solide : le talent de chacun de mes acteurs.
Quand on tourne, chaque comédien – et même chaque membre de l’équipe technique – a son propre rythme. Ma mission, en tant que réalisateur, consiste à l’identifier et à mettre en place un espace de travail qui n’est pas forcément toujours le même pour chacun. Le film passe également de l’humour noir au drame, puis revient à l’humour en un quart de seconde. Il nous fallait beaucoup de précision et de retenue pour y parvenir. L’intrigue se déroule sur une seule journée, de fait, l’évolution et la trajectoire émotionnelle des personnages devait être juste. C’est pour moi ce en quoi consiste mon métier : tenir la carte d’une main et rappeler aux acteurs à quel endroit, et à quel moment précis, nous nous situons.
LES COMÉDIENS
Fedja Štukan est une véritable révélation. Son personnage, Damir, est un homme de la région qui sert d’interprète au groupe. Fedja l’a incarné avec élégance et dignité, et avec un sens exquis de la comédie. Il garde la bonne distance avec la tragédie, parce qu’il en a l’habitude. Damir est aussi le maillon le plus faible du groupe : sa vie a moins de valeur que celle des autres. C’est un personnage qui représente la dignité, la fierté et le sang-froid du peuple des Balkans pendant cette période tragique qu’est la guerre. Tous les comédiens issus des Balkans ont accompli un travail remarquable. Nous avons tourné des scènes avec des acteurs bosniaques, serbes et croates, qui ont partagé le même plan, en étant du même côté : celui de la fiction. On les voyait collaborer ensemble, plaisanter et trinquer en buvant des bières après la journée de tournage. On le doit à notre directeur de casting en Bosnie, Timka Grahic. C’est aussi grâce à lui qu’on a découvert Eldar Reisidovic, garçon de 9 ans qui joue le petit Nikola : j’ai été bouleversé par son innocence, sa tendresse, mais aussi par sa détermination et son passage brutal à l’âge adulte.
Tous les personnages sont forts, chacun à leur manière. Le film a progressé grâce à eux et il repose sur leurs rapports, leurs épreuves, et leurs péripéties – ce réseau subtil de relations entre des gens qui travaillent ensemble dans un contexte extrême qui radicalise la moindre situation.
LA LANGUE
L’anglais est la langue parlée en temps de guerre. Les humanitaires, les journalistes, les Casques bleus sont tous de nationalités différentes et communiquent en anglais également avec la population locale. Ils parlent avec toutes sortes d’accents. Les équipes d’humanitaires sont comme de petites tours de Babel, qui peuvent parfois ajouter du chaos au chaos.