Dominique Marchais

Entretien avec Dominique Marchais

D’où vient le titre, Nul homme n’est une île ?

C’est le premier vers d’un poème de John Donne du début du 17ème siècle : «Nul homme n’est une île, un tout, complet en soi ; tout homme est un fragment du continent, une partie de l’ensemble ; si la mer emporte une motte de terre, l’Europe en est amoindrie, comme si les flots avaient emporté un promontoire, le manoir de tes amis ou le tien ; la mort de tout homme me diminue, parce que j’appartiens au genre humain; aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne.» John Donne tisse un parallèle entre l’espace géographique, le continent, et le genre humain. Cette analogie

est la même que celle que fait le film en posant dans le même temps la question spatiale, celle du paysage si l’on veut, et celle, politique, de la coopération, de la solidarité et du changement. Comme le dit l’un des membres des Galline Felici : « Cela ne sert à rien d’avoir sa jolie petite maison si dehors règnent les bombardements ». La question est dès lors de savoir comment s’ouvrir au monde tout en cultivant sa différence. L’opposition entre le local et le global me semble un peu spécieuse. Le local, ici, c’est une unité d’action, de projet, plus que d’appartenance. Ou alors il s’agit d’une appartenance parmi bien d’autres, à commencer par celle au genre humain. Le film met ainsi en relation des situations locales très contrastées, avec des cultures politiques et des contextes économiques différents, mais qui, me semble-t-il, convergent. Il questionne la possibilité de l’émergence d’un peuple européen, des gens qui travaillent les mêmes questions, qui se découvrent les mêmes postures, et qui ont un horizon commun.

Pourquoi commencer et terminer votre film sur la fresque dite « du Bon et du Mauvais gouvernement » ?

Cette fresque m’a toujours touché. Elle est tellement riche de détails, de gestes, de sensations, elle exprime un tel amour de la campagne comme de la ville, qu’elle renvoie à l’enfance, à la façon dont on regardait le monde quand on était enfant. La fresque de Lorenzetti est par ailleurs très novatrice et c’est frappant quand on la compare aux représentations de la cité qui lui sont contemporaines. Ces peintures, admirables au demeurant, où la ville entourée de ses murailles est portée à bout de bras par son saint patron, est une ville sans habitant ni campagne. Alors qu’il y a chez Lorenzetti un réalisme, une dimension documentaire, qui tranche absolument. Surtout, le politique y prend la place du religieux. Et elle nous dit aussi que pour les Siennois de l’époque, la cité, c’est de la ville et de la campagne qui l’entoure. Cette question du rapport entre les villes et leurs arrière-pays me paraît très actuelle. Les discours contemporains occultent la question de l’arrière-pays, de la charge qu’une ville fait peser sur son environnement immédiat.

Dans votre film, vous vous intéressez davantage au « bon » gouvernement qu’au « mauvais » …

Le mauvais gouvernement, c’est le contexte général, il est partout. Même s’il y a des responsabilités à établir et des luttes à mener, le film ne cherche pas à désigner un coupable ou à incriminer un certain état du capitalisme. Il se pose la question de la mobilisation, de la participation à des projets collectifs ayant une portée politique. Je voulais observer et esquisser des portraits de militants payant de leur personne. M’approcher de cette zone où l’engagement tend à rendre floues les frontières entre vie privée et vie professionnelle. Je voulais filmer le politique comme quelque chose dans lequel on baigne en permanence, quelque chose avec lequel on respire, avec lequel on dort. En gros, filmer des gens qui font de la politique à partir de leur travail, plutôt que des gens qui font de la politique leur travail.

Chiara Frugoni, l’historienne qui commente la fresque, dit que c’est «la première fois qu’un paysage devient narratif » Peut-on considérer cette phrase comme une mise en abyme de votre travail de cinéaste ?

En allant d’un collectif et d’un paysage à l’autre, Nul homme n’est une île essaye lui-même de faire fresque. Pour moi, ce qu’expérimentent et inventent sous nos yeux les Galline Felici ou les gens du Vorarlberg, c’est la gouvernance de demain, fondée sur la conviction que l’intelligence collective existe, que l’interdisciplinarité et la souplesse intellectuelle sont possibles. C’est-à-dire tout le contraire d’une administration cloisonnée et où le projet politique n’est jamais énoncé. Une question centrale dans mon travail est de partir d’un paysage et de s’interroger sur la manière dont il est produit et par quels acteurs. Le paysage devient ainsi une question éminemment politique. Convoquer le maximum d’acteurs d’un territoire pour tenter de produire un projet de paysage, c’est une expérience fondamentalement démocratique qui consiste à formuler un projet politique à partir de ce qui nous est radicalement commun : l’espace. Et il me semble que ce sont des expériences de cet ordre que l’on peut observer à Vrin, dans le Bregenzerwald au Vorarlberg, ou dans le projet agricole et social des Galline. C’est aussi une démarche qui consiste à évaluer une politique à partir de ses effets sur le visible, ce que fait la fresque de Lorenzetti. En cela, Nul homme n’est une île est une forme de réponse à mon précédent film, car dans La Ligne de partage des eaux j’ai filmé beaucoup de lieux et de moments où on est sensé « aménager» le territoire, et on voit bien que ce sont les logiques sectorielles qui dominent, que chacun tire dans son sens et que personne ne regarde ce que ces politiques contradictoires produisent comme paysage. Or, il y a bien sûr un paysage de la finance, un paysage de la corruption, un paysage du mauvais gouvernement : on vit dedans, il est fait de zones franchisées, de ronds-points et de plateformes logistiques, il est absurde et destructeur. Ou alors il s’agit d’une appartenance parmi bien d’autres, à commencer par celle au genre humain. Le film met ainsi en relation des situations locales très contrastées, avec des cultures politiques et des contextes économiques différents, mais qui, me semble-t-il, convergent. Il questionne la possibilité de l’émergence d’un peuple européen, des gens qui travaillent les mêmes questions, qui se découvrent les mêmes postures, et qui ont un horizon commun collective existe, que l’interdisciplinarité et la souplesse intellectuelle sont possibles. C’est-à-dire tout le contraire d’une administration cloisonnée et où le projet politique n’est jamais énoncé. Une question centrale dans mon travail est de partir d’un paysage et de s’interroger sur la manière dont il est produit et par quels acteurs. Le paysage devient ainsi une question éminemment politique.

Pourquoi n’avoir rien tourné en France ?

Des initiatives de démocratie locale et d’aménagement original du territoire existent aussi ici… Bien sûr qu’il y a des choses qui se passent en France, mais dans un cadre et une culture politiques qui a du mal avec ce genre d’expériences, parce qu’en France on a du mal, au fond, avec la démocratie. Le centralisme, le respect de l’autorité, de l’expertise et de la hiérarchie y sont si forts…. Et le mot participation est certes à la mode, mais on ne sait pas vraiment ce que ça veut dire. Il y a bien eu une tradition autogestionnaire en France, il suffit de penser aux GAM, les groupes d’actions municipaux, notamment à Grenoble. Mais on n’est pas bien nombreux à s’intéresser à cette histoire… Donc, j’avais envie de prendre l’air chez nos voisins et amis européens, histoire de se comparer, de s’inspirer. Je voulais inscrire le film dans un cadre européen, post-national, me libérer un peu des pesanteurs liées à cette appartenance nationale, qui étouffe sans rassurer. Et personne ne peut nier que le vent de la coopérative souffle plus fort en Italie qu’en France. Il suffit de voir les multinationales que sont devenues les coopératives agricoles françaises ! Et puis aussi je ne voulais pas donner à voir des expériences sécessionnistes, en rupture, mais des expériences qui se connectent entre elles, une mise en réseau du local à l’échelle européenne. Donc montrer des collectifs qui se pensent moins comme des résistants à une autorité, que comme des pionniers, des gens qui ont vocation à être rejoints, des acteurs du changement.

Parce que pour vous, les initiatives que vous montrez dans Nul homme n’est une île, ne sont pas condamnées à rester des îles, ou, au mieux, des archipels ?

On ne sait pas comment les choses vont tourner, mais on peut déjà observer des choses qui sont là, et qui sont plus que des niches. Les lieux que je filme sont très vivants, très dynamiques. Les Galline Felici, travaillent avec le cahier des charges de l’économie sociale et solidaire et se pensent comme des acteurs de plein droit du monde dans lequel on vit et non comme un isolat en résistance. Ce qui les anime profondément, c’est d’être une force d’exemple, qu’on les imite. Ils veulent que l’économie sociale devienne l’économie tout court ! Cela explique leur totale transparence et leur accueil sur le mode : « venez et inspirez-vous ». Montrer une aventure coopérative entrepreneuriale, comme celle-ci, capable d’agir dans un contexte très difficile (sans aucun soutien du politique, sans recours possible à des institutions qui ne remplissent par leurs obligations les plus élémentaires, dans un quotidien marqué par des vols, des incendies criminels ou le pizzo, l’impôt mafieux), cela secoue et cela donne de l’espoir. Si ces gens qui sont nos voisins et nos contemporains y arrivent dans ces conditions, qu’est-ce que cela dit de nous, de notre capacité d’acceptation ? Et il me semblait ensuite important de mettre en relation cette expérience avec une région plus riche, comme celle du Vorarlberg, où la sensibilité aux enjeux écologiques et démocratiques a, contrairement à la Sicile, gagné la classe politique et l’administration. Je voulais mettre dans le même espace, dans le même film, des échelles et des moyens d’action contrastés. Pourquoi penser que c’est exclusivement à l’échelon local que le changement se fera, ou seulement grâce à l’action des États, ou bien sous l’effet des négociations multilatérales de type COP ? Il faut que toutes les échelles agissent simultanément.

Comment expliquez-vous la réussite des expériences que vous filmez ?

Je suis arrivé au Voralberg en me disant qu’une expérience comme celle-ci pouvait se réaliser en Autriche car c’est un pays fédéral, du moins très décentralisé. Mon idée était d’aller voir du côté d’une Europe post-nationale, ou pré- nationale, qui ferait l’hypothèse du national comme d’une parenthèse historique. Cela peut faire sens en Italie, en Autriche ou en Suisse, mais c’est plus compliqué en France, parce qu’on n’a jamais participé à cette histoire-là. Je suis donc arrivé avec cette hypothèse fédérale, mais on m’a alors répondu « on voit bien que tu es Français ».  Au Vorarlberg, on m’a expliqué que la spécificité de ce territoire était surtout liée à l’importance de l’échelon communal et à ce qui s’était passé dans les années 1970, avec les luttes contre la centrale nucléaire. Il y avait eu beaucoup de manifestations et finalement un référendum où le vote de ce petit Land a beaucoup pesé dans la balance. C’est le seul cas où une centrale nucléaire a été construite et jamais mise en service. Les Vorarlbergois en ont tiré le sentiment d’avoir participé à une victoire et en ont gardé un certain intérêt pour l’écologie. Il s’est passé là-bas ce qui se passait partout en Europe dans les années 1970, après le choc pétrolier, avec des mobilisations contre l’industrie nucléaire, un engouement pour l’éco-construction et les énergies renouvelables. Mais, tandis que partout ailleurs le Business as usual a repris la main et qu’on a remisé ces expérimentations d’avenir, au Vorarlberg on a continué. Le mouvement des Baukünstler, constitué de maîtres charpentiers et d’architectes intéressés par l’écologie, les économies d’énergie et le retour au matériaux bois, a persévéré dans cette architecture minimaliste et écologique et, peu à peu, des maires de communes rurales les ont fait travailler. En trente ans, la culture du bâtiment a été profondément renouvelée et aujourd’hui c’est toute une région qui est mobilisée dans la transition énergétique. Autant dire qu’ils ont au moins 20 ans d’avance sur nous. Cette réflexion, menée depuis presque 30 ans a lieu dans une région plutôt conservatrice, mais qui a toujours eu une culture de méfiance vis-à-vis de l’autorité. À l’époque, l’ordre des architectes, à Vienne, a pris ombrage de ce qui se passait à l’autre bout du pays et qui n’était pas très conforme aux règles en vigueur. Ils estimaient que les personnes impliquées n’avaient pas le droit de signer les permis de construire. Mais la population du Land et sa classe politique, en grande partie par réflexe régional, ont pris fait et cause pour ce groupe d’architectes, en jugeant que ce n’était pas à Vienne de dire comment construire dans le Vorarlberg, la région qui a bâti tout le baroque bavarois, tyrolien et suisse ! Cette réussite s’inscrit de fait dans une tradition très ancienne de coopération de démocratie rurale, de goût de l’argumentation et des décisions prises collectivement. C’est aussi une région sans « capitale », polycentrique, où l’échelon communal est très vivace, avec des maires qui sont maires à plein temps. Et ces maires, aidés par l’action du Bureau des Questions du Futur, se conçoivent moins comme des décideurs, que des gens en charge de créer les conditions de la participation citoyenne à la vie communale. Ils ont acquis cette conviction : l’intelligence collective existe! Et ça marche ! Pour les Galline Felici, c’est pareil, la question de l’efficacité est importante. C’est d’ailleurs ce qui m’a marqué dans tous les lieux que j’ai filmés : la question de l’efficacité n’est pas taboue. Pour Roberto Li Calzi, son fondateur militant, l’économie solidaire doit se montrer aussi, voire plus, efficace que l’économie classique. Et cette exigence les rend très innovants sur le plan organisationnel, commercial et en terme de gouvernance. Comme ils ne sont pas soutenus par les banques, tout est fondé sur la confiance avec leurs clients, au point que ces derniers sont prêts à leur avancer la trésorerie. Transparence, autocontrôle, rotation des responsabilités, participation de tous les membres de la coopérative à la décision : tels sont les principaux ingrédients du succès des Galline.

Qu’est-ce que le Bureau des Questions du Futur ?

C’est une institution sans équivalent. Il existe beaucoup d’organismes spécialisés en démocratie participative, qui font de l’ingénierie de débats ou de la prospective territoriale. Mais là, ce sont des fonctionnaires de l’administration du Land. C’est une équipe pluridisciplinaire d’agronomes, de sociologues, d’économistes, qui peut être saisie par n’importe quel citoyen, entreprise, maire, collectif, pour réfléchir à des questions de transition, de démocratie, d’écologie, de gouvernance… Ils ont toute liberté, y compris celle de critiquer leur hiérarchie. Ils expérimentent donc sur l’administration elle-même. Ils ont mis en place des échanges d’agenda, pour que les gens de l’urbanisme travaillent, par exemple, une semaine dans le secteur de l’éducation. Ce qui me plaît, c’est qu’ils montrent que tout cela s’apprend, que ce n’est pas une question idéologique, et qu’on peut changer une culture politique. Même si cela ne se fait pas en un matin, cela ne prend pas non plus un siècle.

Note de production

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