Entretien avec Damien Ounouri et Adila Bendimerad, réalisateurs
Comment est né votre film : La Dernière reine ?
Adila Bendimerad : Par la découverte au travers d’un livre sur l’Algérie et ses personnages célèbres, de Zaphira, l’épouse d’un roi, dont l’histoire oscillait entre légende et réalité. Très vite je me suis aperçue que ce personnage fut contesté puis soutenu à travers les siècles par historiens et chroniqueurs. A chaque fois qu’il est question d’elle, il y a un immense désir mêlé d’une remise en question de son existence. Je me suis intéressée à ce « nœud » comme une possibilité de faire surgir la question de l’effacement des femmes dans l’Histoire et la force d’évocation de la légende à une époque cruciale et jamais représentée de l’Histoire d’Alger.
Qu’elle soit légende ou réalité, cette femme continue de marquer l’imaginaire des Algériens. J’en ai parlé à Damien et nous avons décidé de donner à ce projet une envergure cinématographique.
Pourquoi avoir choisi ce sujet pour votre premier long-métrage ?
A.B. : il est vrai que ce n’est pas un choix conventionnel, ni attendu pour un premier long-métrage. Mais pour nous il répondait à une urgence et un désir de cinéma. Une nécessité politique et poétique, pour l’Algérie mais aussi pour le monde. Il y a eu et il y a encore en Algérie des moyens énormes pour faire des films et des statues de glorification de héros nationaux. En résulte des œuvres qui sont en majorité écrasantes, masculines, et surtout où les héros sont déshumanisés à force de vouloir en faire des héros consensuels. Les seules et rares femmes dont on parle sont celles à qui on reconnait des faits d’armes. Zaphira au milieu de tout cela était dissonante, sensuelle et surtout pas consensuelle. Pour le reste du monde cela permettait de dévoiler au cinéma autre chose de nous.
Damien Ounouri : Je ne me retrouve pas dans cette glorification majoritairement masculine. J’avais envie de faire des fictions autour du féminin. On ne peut pas mieux parler d’une société ou d’un monde qu’en parlant et en partant des femmes. Elles donnent la vie. Elles éduquent. Elles sont le cœur de notre société qu’elles irriguent presque clandestinement. Leurs actions discrètes se déploient dans la sphère publique, souvent indirectement à travers les hommes, et influent sur le monde. Donc pour moi, parler des femmes au plus juste, c’est être au plus près de l’humain.
Comment avez-vous procédé pour écrire l’histoire de Zaphira, votre dernière reine ?
D. O. : Nos discussions étaient enflammées. Il y avait l’excitation et la soif d’explorer une époque hors problématiques socio-culturelles et religieuses qui constituent la majorité de nos films dit « du Sud », mais aussi hors histoire coloniale. On s’était donné le droit d’aller librement à la conquête de notre histoire et notre imaginaire. Il y avait quelque chose de l’ordre de l’affranchissement qui est jouissif et salutaire.
Pourquoi vouloir reconstituer ce monde ancien qu’est l’univers historique de Zaphira ?
A.B. : Pour enfin faire apparaître les images manquantes de notre passé. On ne peut pas continuer à avancer avec les trous noirs du passé sans avoir où s’adosser. Ils manquent au moins mille-et-un films pour raconter l’histoire de l’Algérie, de toutes les régions et cultures sous-représentées. C’est essentiel pour la compréhension du monde dans son ensemble. Il nous paraît même très naturel que ce soit toujours les mêmes qui sont (sur)représentés. En enclenchant cette démarche, nous nous sommes vite retrouvés dans le désert car il n’existe pratiquement aucune trace de ce passé. Nous avons trop longtemps été « racontés » par les autres comme des indigènes, sans individualité, sans subjectivité. Nous devons reprendre le pouvoir sur nos récits.
D.O. : Nous avons des histoires et des légendes à raconter. Nous avons des ruines à faire ressurgir. Nous avons une Histoire que nous tenons à dire, transmettre et témoigner. C’est vital pour nous de représenter ce que nous sommes et avons été, nos mythologies, comme nos beautés.
Un film d’aventures au pluriel ?
D.O. : Je suis très cinéphile. Et je veux faire un cinéma qui me fait plaisir à voir et revoir comme, par exemple, les films de Paul Verhoeven que je regardais quand j’étais enfant. Ils possèdent ce côté jouissif du cinéma. Je voulais retrouver ça. C’est quelque chose qui me guide. Quand je suis au montage, souvent je reste debout pour voir comment mon corps réagit et bouge face aux images, pour mieux sentir le rythme interne du film. Quand je ressens le besoin de m’asseoir, c’est que je suis resté trop statique et que quelque chose est à améliorer. J’aime quand le corps du spectateur est sollicité et vit face au film.
La Dernière reine est-il en cela un film principalement sensoriel ?
D.O. : Il y a cette envie de filmer une transformation. Partir d’une femme enfermée dans un harem et dans les codes du patriarcat, et qui va exploser les lignes, presque en improvisant, accidentellement et par instinct. L’histoire de Zaphira, c’est la naissance d’une héroïne tragique ! L’histoire de quelque chose entre la volonté, les possibilités et la fatalité. Une femme prise dans les tourments de l’histoire et qui va être broyée. C’est très émouvant de voir ces transformations-là. Alors que si l’histoire commençait avec déjà une reine stratège, il n’y aurait pas eu d’étonnement possible.
Il y a pourtant une femme stratège dans votre film : Chegga. Cela fait-il de La Dernière reine un film aux féminins ?
A.B. : Chegga, interprétée par Imen Noel qui a vraiment su lui donner la puissance sans perdre les nuances d’une première Reine, vient d’une famille de pouvoir et est entourée d’hommes de pouvoir. Chegga est politique de naissance. Elle est écoutée par les hommes à travers la légitimité que lui donnerait la tribu de son père. Zaphira, seconde épouse du roi, est en rupture avec son père et ses frères. Par conséquent, elle n’a aucune protection et n’est écoutée par personne. Ce qu’« on attend », surtout d’un premier long-métrage féministe, c’est de choisir comme personnage central Chegga, la politique. C’est possible et passionnant, mais ça aussi, ça fait parti des « injonctions » auxquelles je ne voulais pas répondre. J’aime écrire en tant que femme des histoires sur le monde et non pas réclamer quoi que ce soit sur ma condition. Ce que j’aime c’est de me placer d’emblée sur la question de la condition humaine, avec ces personnages qui se battent jusqu’au bout avec les moyens qu’ils ont. En cela le parcours de Zaphira n’est pas « évident ».
D.O. : Zaphira n’a aucune « légitimité » politique et de là surgiront les gestes politiques les plus surprenants, les plus organiques et les moins conventionnels. C’est aussi cela qui est beau.
A.B. : Dans les différents récits historiques, on parle de l’épouse du Roi Salim Toumi qui a levé une rébellion contre le corsaire Aroudj Barberousse. Dans des centaines et des centaines de pages de témoignages historiques, le nom de cette femme n’est jamais prononcé ! Quant à Zaphira, les récits rapportés sur elles sont très romancés, presque invraisemblables. Pourtant il y a eu une femme, il y a eu des femmes. Puisque les hommes qui ont écrit l’histoire ont décidé de les effacer ou de les discréditer, je trouve important historiquement et poétiquement de les évoquer, de les imaginer, d’interpréter et de questionner le peu d’éléments que nous possédons. C’est essentiel pour le récit Féminin d’imaginer ces forces invisibles qui ont fait l’histoire de l’humanité.
D.O. : Tout cela est en sourdine, car nous ne voulions surtout pas faire un film à message. Il faut être très attentif pour voir à quel point il y a, au fond, toutes ces richesses et nuances féminines-là.
La Dernière reine est aussi sur le courage physique au féminin, qui est le point commun entre les trois héroïnes : Zaphira, Chegga et Astrid la Scandinave.
A.B. : Astrid, l’esclave affranchie (interprété par Nadia Tereszkiewicz) dira à Aroudj à propos de la reine Zaphira : « j’ai voulu nuire à cette femme, mais cette femme me rappelle-moi lorsque j’étais esclave et que je me débattais seule ». Reines ou esclaves, les femmes à travers l’histoire n’ont eu d’autres choix que d’être courageuses. Il s’agit bien dans notre film d’une épopée féministe.
D.O. : Il y a cette envie que nos personnages brûlent, qu’ils enclenchent toujours une action, comme si tout allait être vécu une dernière fois. Le film est construit comme ça, c’est le dernier conseil, le départ d’un fils du harem, la dernière bataille, la dernière reine… Tout devait brûler. C’est aussi le dernier moment d’Alger vue de cette manière. Il y avait cette envie de flamboyance. Pour cela, il fallait trouver l’équilibre dans la mise en scène entre l’intime et l’épique, qu’au final je n’ai pas filmé très différemment car je les mets au même niveau. Et bien sûr, avoir un casting talentueux et varié qui permettrait cela, à tous les endroits, pour les premiers comme pour les seconds rôles.
À l’origine de notre collaboration, j’ai rencontré Adila pour qu’elle joue dans mes films, car j’étais fasciné par son jeu. Je venais de découvrir une sorte de miroir algérien d’actrices que j’admire, comme Juliette Binoche, Gina Rowlands, saupoudrées d’une touche de Monica Vitti. Une intensité et une puissance à fleur de peau, une grande technique et une pensée de l’acteur, cachées par un naturel qui emporte tout. Au fond du fond, c’est avant tout Adila qui a dicté l’envie de faire vivre Zaphira, cet équilibre entre maîtrise et dérèglements que je ne peux pas contrôler, et adore capter.
Le personnage du corsaire Aroudj est également déterminant pour semer de la tension et de la flamboyance.
D.O. : Il y avait cette envie de montrer cet aventurier pleinement. En découvrant le tempérament de Dali Benssalah, le comédien qui interprète Aroudj, on a senti qu’on tenait la densité corporelle et mentale nécessaire à ce personnage. Dali cumule expérience et force physique qui fait de lui un guerrier implacable face au roi d’Alger qui est lui aussi très charismatique. C’est un vrai roi, très cultivé, pacifiste, descendant d’une ligne d’hommes sages, de penseurs, de scientifiques. Cet affrontement de deux mondes masculins était beau.
A.B. : Ils sont très touchants tous les deux. Le roi fait le boulot ingrat de la politique, à savoir écouter tout le monde, tenter de prendre la bonne décision sans ou contre l’avis des autres, composer avec la société… C’est l’art du compromis. On a voulu aussi que les Algériens s’identifient à ce roi interprété par Tahar Zaoui, l’acteur porte ça en lui physiquement, dans sa voix, mais aussi à Aroudj, car les Algériens sont les descendants des deux cultures. C’est le choc entre ces deux mondes qui va faire l’identité algérienne à venir.
Comment avez-vous travaillé la relation ambigüe entre Zaphira et Aroudj ?
D.O. : L’enjeu était de rendre cette relation magnétique et romanesque. Il fallait l’affûter en quelques sortes à mesure que l’on progressait dans l’histoire. On savait que la rencontre entre ces deux personnages allait arriver assez tard. Par conséquent, il était nécessaire de maximiser chaque détail concernant leurs interactions, par petites touches pour ménager une attente. On commence par les rapprocher psychologiquement dans l’esprit du spectateur par le biais du montage, en croisant les séquences par exemple. On créée ainsi le début d’un lien avant celui de la parole, puis celui ultime du toucher. Il faut qu’il y ait cet instinct d’amour-haine dont ils sont inconscients avant de se rencontrer.
A.B. : De plus, on est dans une société non mixte. On est dans un monde où les sexes sont séparés. Ça donne des histoires et des espaces d’hyper-désir, des espaces intenses de mise-en-scène.
Pour quelles raisons est-il difficile de déterminer dans votre histoire si c’est l’intime qui l’emporte sur la géopolitique, ou le contraire ?
A.B. : Peut-être parce que nous parlons de ceux qui font l’Histoire comme les humains qu’ils sont. Ce sont souvent des questions très intimes qui poussent l’acte politique et qui façonnent l’histoire. Même si cette même histoire va se retourner contre l’humain. Le destin frappe. Comme Zaphira se frappera elle-même. C’est cela la tragédie. Elle montre comme nous sommes grands et petits à la fois.
La Dernière reine est un film très ritualisé, avec de nombreuses séquences où l’esprit visuel de cérémonie est important. Parlez-nous de votre direction artistique ?
D.O. : Ces rituels sont un héritage de cette Algérie ancienne. Ils organisent les foyers, les rangs dans les familles, et c’est aussi cela qui cadrent la vie des femmes. C’était un véritable enjeu de chercher sans cesse comment les mettre en scène car quelque part ce sont de nouveaux codes portés à l’écran : comment faire revivre ces gestes et ces langages ancestraux, les rendre intelligibles aux autres sans les trahir ?
Racontez-nous l’aventure des costumes.
A.B. : Au départ on pensait emprunter ou louer des costumes à des collectionneurs ou à des institutions, mais aucun costume algérois du 16e siècle n’existait ! Rien n’a jamais été crée. Il fallait tout créer et nous n’en avions absolument pas les moyens. Ce fût une vraie crise ou la faisabilité du film a été mise en danger. Nous sommes partis des textes de Leyla Belkaïd qui est anthropologue du costume et spécialiste du costume algérois. Nous avons fini par la rencontrer et travailler avec elle. C’était un moment passionnant, inoubliable. Ensuite Jean Marc Mireté, créateur de costumes franco-algérien a pris le relais pour la création et la fabrication. On a finalement créé un patrimoine de costume pour le cinéma algérien. Si un jour d’autres cinéastes souhaitent faire un film situé à cette époque, ils ne partiront pas de rien, ça ne sera pas la même angoisse, puisque les costumes de la Dernière Reine existent et qu’ils sont mis à disposition du cinéma.
Et les décors ?
D.O. : Nous avons eu la chance de pouvoir tourner sur et dans de véritables sites historiques, palais, mosquées, datant de plusieurs siècles. « Plusieurs siècles » veut aussi dire plusieurs strates de temps, donc il fallait arriver à enlever les couches postérieures à notre histoire. L’autre difficulté, c’est qu’ils sont souvent nus, et donc qu’il fallait leur donner vie. On part de l’existence d’un palais et on se pose la question de comment on va organiser cela à l’intérieur. Par exemple, dans la scène de la célébration dans le palais du roi, nous avons créé cet espace d’un roi avec deux femmes, en mettant à profit l’architecture et sa symétrie, tout comme ajouter un ponton sur l’eau dans le patio pour la réunion du roi et du corsaire Aroudj. Il y a aussi dans tout le film tout un jeu avec les voilages, pour travailler le fond qu’est la non- mixité, tout comme l’esthétique de l’image. Ils sont une sorte de sas qui explique visuellement comment une femme qui est dans un harem peut recevoir des hommes. Comment une femme avec toutes ces contraintes de circulation dans l’espace peut entrer dans le jeu politique.
A.B. : Il était très important de ne pas le faire en studio, dans un autre pays, mais bien de montrer la richesse de ce qu’il reste de notre patrimoine. Ce qu’il reste ce sont des miettes en réalité. C’est avec ces « miettes » que nous avons reconstruit les palais. Tous ces palais ont été rasés pendant la colonisation, plus des trois quarts des médinas et Casbahs ont été détruits en Algérie. Perdus à jamais. On a dû tourner dans différentes villes pour trouver dans l’une le patio, dans l’autre la chambre ou même un couloir.
D.O. : On a tenu à montrer ce qui nous restait. Il y a eu énormément de recherches iconographiques dans les musées et les livres, beaucoup d’éléments inspirés par les récits de voyageurs au Maghreb, au Moyen Orient, à Alger notamment, sur les matériaux employés, bois, tissus, pigments, peintures… Cette direction artistique colossale a été menée par Feriel Gasmi Issiakhem, architecte et designer, dont c’est la première expérience au cinéma. Elle a su s’entourer d’artistes et artisans pour concrétiser et fabriquer des pièces uniques, habiller et redonner des vies à des édifices de parfois 700 ans, comme la chambre de Zaphira.
Mais tout ce travail, comment le valoriser à l’image, alors que je n’avais pas encore rencontré le directeur de la photo qu’il « fallait » pour ce film ? Un artiste qui saurait allier l’intime à l’épopée, créer le liant entre les décors réels, les costumes et les objets, et qui éviterait les écueils attendus du film historique, ou pire, le risque d’un rendu muséal, figé, voire kitch. Le challenge de la croyance en l’univers que nous souhaitions créer était énorme.
Un mois et demi seulement avant le tournage nous est apparu un homme avec un énorme tatouage dans le dos. Et pas n’importe lequel : « Le Radeau de la Méduse » de Géricault. Son nom : Shaadi Chaaban. Pays d’origine : Liban. Profession : directeur de la photographie. Arrivé comme le messie, jeune, disponible et si talentueux. Un souci de la justesse et du beau poussé, une incroyable sensibilité, un investissement total pour le film. Dès le premier échange, nous avons échangé sur des références picturales, qui ont évolué et se sont affinées au fur et à mesure. Nous faisions face à deux difficultés : les murs blancs d’Alger (les murs sont traditionnellement blanchis à la chaux), alors que nous voulions créer une atmosphère assez dure, contrastée et parfois sombre, et l’éclairage au feu.
A.B. : Parenthèse. Oui, Shadi est arrivé au deuxième tournage en 2021 et fait partie de ces événements miraculeux. Comme la reprise du tournage une année après l’avoir arrêté le 17 mars 2020 pour cause de pandémie. Il est important de savoir que ce film après seulement 2 jours de tournage a été arrêté en 2020 pour reprendre en 2021. Et qu’il a failli ne jamais reprendre pour des raisons financières.
Parlez-nous aussi des extérieurs qui donnent une dimension épique au film ?
D.O. : Pour contrebalancer les nombreuses scènes en intérieur du scénario, je voulais que, dès que nous en sortions, les extérieurs soient spectaculaires. Il y a effectivement cette recherche de l’épique, un goût pour la force antique méditerranéenne, que la nature décuple les émotions des personnages. Pour les batailles sur les plages, nous avons été à plus de 500 km d’Alger dans l’Ouest du pays pour trouver cette nature puissante, ces blocs de rochers monstrueux. Je voulais que les personnages soient assimilés à cette nature, pour aussi montrer la temporalité très courte des actes des hommes, notre finitude, face à une échelle géologique qui semble immuable. Et par ricochet, nous n’avons pas cherché à faire des batailles forcément très réalistes, mais plutôt une chorégraphie de lutte violente sans merci, basée sur des techniques de combat traditionnel algérien menées par notre chorégraphe Samir Haddadi, qui sert la tragédie et évoque pour moi des combats de demi-Dieux de l’antiquité. C’est aussi là où la partition des compositeurs Evgueni et Sacha Galperine prend toute son ampleur. C’est d’ailleurs la première fois que nous créons une musique originale pour un de nos films, et la rencontre avec les frères Galperine s’est avérée déterminante dans l’assise de l’univers du film. Par leur culture, leur talent aussi évidemment, nous avons pu ouvrir un champ insoupçonné pour nous. À la fois lyrique et guerrière, à la fois terrienne et atmosphérique, nous étions épatés d’entendre cette musique qui se fondait à notre univers de façon organique, et apportait un supplément d’âme aux situations vécues par nos personnages.
Autour de tous ces motifs visuels, il y a ce qu’on pourrait appeler les motifs sonores. Pour quelles raisons avez-vous tenu à ce qu’il y ait autant de langues audibles dans votre film ?
A .B. : Pour les sonorités différentes. Il y a à peu près sept langues parlées dans le film ! Alger était vraiment une cité cosmopolite. Il y avait le quartier hollandais, maltais, il y avait des Albanais, des serbes, des soudanais, des slaves, des corses, des esclaves islandais, des juifs et musulmans venues en masse d’Andalousie. On a parlé mille langues ici. On vient de ces mélanges et c’est magnifique. Aujourd’hui, on en a honte alors que c’est cette hybridation qui s’entend encore à travers nos patronymes, notre cuisine, nos visages, et c’est probablement notre plus grande force.
D.O. : Le côté polyglotte du film apporte également en musicalité au film. En plus du sound design que nous avons pour habitude de pousser avec mon acolyte Li Danfeng au mixage, notamment sur les bruits des étoffes et des armes. En dépit des difficultés de créer une bande son d’époque, par manque de référents, sans compter que la prise de son directe réalisée par Amine Teggar s’est forcément avérée périlleuse lorsque nous tournions au cœur de l’Alger embouteillée d’aujourd’hui !
La notion de corps est particulièrement importante dans votre façon de filmer et de jouer, comment avez-vous travaillé cela ?
D.O. : C’est un désir de filmer, une envie de déployer de la force avec une certaine puissance de cinéma, la volonté que les corps exultent ! Ça nous fascine cette envie d’aller chercher des corps pleinement vivants, des corps en sur régime et de comment capturer cette énergie à travers la mise en scène. Travailler le corps est un enjeu pour moi et pour Adila qui est danseuse. Le corps guide toujours la mise en scène et la direction d’acteurs. Avant la technique, il y a la mise en place des corps dans l’espace. Le film est par ailleurs très dialogué, parce que ça négocie beaucoup, donc il fallait équilibrer l’ensemble grâce aussi à un langage corporel particulièrement présent. Et ensuite retrouver cela à la table de montage, en creusant et en revérifiant sans cesse les différentes prises dans les rushs avec notre monteur Matthieu Laclau, pour tenter de n’en garder que l’essence, et travailler un montage tendu, sans temps mort, qui avance constamment comme le destin tragique qui s’abat inexorablement sur les personnages.
A.B. : Le corps des femmes dans la société est un vrai sujet. C’est un « endroit » qui ne ment pas et qui est marqué au quotidien par les dictatures, les injonctions, le patriarcat. Au cinéma j’aime que ce corps féminin étonne, bouscule les regards de notre public habitué à voir dans la vie des « corps féminins hautement contrôlés ».
(Dossier de presse)