Acteur, réalisateur, Scénariste. France . Né(e) le 14 Février 1966
Entretien avec Brice Cauvin
Pourquoi avez-vous eu le désir d’adapter le livre de Stephen Mc Cauley ?
Je connais Agnès Jaoui depuis longtemps et nous échangeons souvent nos lectures. Nous connaissions
et aimions tous les deux les romans de Stephen McCauley et particulièrement L’Art de la fugue. Je trouvais qu’il y avait en plus, un rôle formidable pour Agnès, mais nous n’en avons pas parlé tout de suite. L’éditrice de Stephen McCauley, Cynthia Liebow (Baker Street) nous a aidés pour les droits.
Puis, J’ai travaillé avec Raphaëlle Desplechin-valbrune. Adapter un roman étranger n’est pas simple. Nous nous sommes rendus compte à quel point
le travail avait une nécessité d’adaptation culturelle : les Français ne s’expriment pas du tout comme les Américains. Alors on a refermé le livre et nous sommes partis de ce qui nous a intéressé : les personnalités de ces trois frères. Nous nous sommes escrimés à faire de cette matière, un scénario très français, ce qui signifie une totale réécriture des dialogues et des situations. On a tout de même relu le roman à la toute fin pour vérifier qu’on n’avait pas oublié de scènes savoureuses..
Et comment s’est passé le travail de consultante au scénario d’Agnès Jaoui ?
Agnès a été notre script doctor : lorsque nous arrivions à une version qui nous satisfaisait, nous la consultions. Elle traquait aussi les américanismes restants !
Comment avez-vous travaillé pour que chaque personnage ait sa trajectoire ?
On a construit ce scénario à partir de chacun des personnages: on passait une semaine entière avec le personnage de Gérard. Nous parlions comme lui. La semaine suivante, c’était au tour du personnage d’Antoine, puis de Louis… Je suis linguiste de formation et j’aime penser à la part d’inconscient que contiennent les mots alors j’ai mis beaucoup de soin à travailler les dialogues mais aussi la manière dont s’exprime chacun. Antoine cherche beaucoup ses mots par exemple mais uniquement quand il parle de lui-même.
Il a fallu aussi franciser la façon de s’exprimer : les Américains aiment dire ce qu’ils sont, où ils en sont dans leur vie… Dans le roman, le personnage d’Ariel se plaint beaucoup de sa vie, elle dit : « I want to change my life ! ». Un Français dit rarement les choses aussi directement, chez nous c’est la litote qui fonctionne ; On dira plutôt « j’en ai marre de mon boulot ! » et l’interlocuteur devra comprendre les conséquences…
Dans le roman aussi, Ariel gère une agence de voyages et pendant que son patron s’éclate au bout du monde, elle gère toutes les galères y compris celles dans lesquelles celui-ci la met… Ce genre d’agence a quasi disparu à cause d’internet. On a cherché, là aussi, à actualiser les choses et à les insérer dans un contexte plus français : Ariel travaille dans le monde de la culture aujourd’hui : elle rédige des catalogues pour les expositions; elle est l’alibi culturel d’une société privée qui conçoit des expositions clefs en mains pour des musées en quête de hausse de fréquentation. Je voulais dénoncer, en creux, la marchandisation et l’opportunisme des milieux pseudo-culturels. Avec Raphaëlle Desplechin-valbrune, on a mené un travail d’enquête: on s’est inspiré d’un musée parisien qui, pour lutter contre la désaffection de sa fréquentation, a eu recours aux services d’une agence de communication qui lui a proposé une exposition à la mode mais totalement improbable chez eux: une exposition sur les Arts Premiers dans un musée spécialisé dans le XIXème.
La scène du petit déjeuner pose dès le départ les positions respectives des trois frères au sein de la famille.
Elle n’est pas dans le livre mais on avait envie d’une scène qui installe d’emblée, l’air de rien, juste avec une histoire de biscotte et de croissant, les rapports entre les frères. Le cinéma permet de montrer cela, en une scène, beaucoup mieux que la littérature. C’est cela aussi adapter : montrer à l’écran ce qui n’est pas écrit, mais qui est palpable dans les 300 pages du roman.
Le film évoque les choses mélancoliques de la vie mais vous avez choisi d’en parler avec une certaine légèreté…
Les personnages de « L’Art de la fugue » sont incapables d’avancer dans leur quotidien, ce qui – j’espère – les rend drôles et crée, une certaine empathie. Au festival de San Francisco, un spectateur m’a dit : il y avait « Hannah et ses sœurs » (de Woody Allen), désormais il y aura « Antoine et ses frères » … Cela m’a réjouit ! Antoine (Laurent Lafitte) est le cœur battant de ce film car il semble le seul à être lucide, il nomme les choses, accepte de dire que tout va mal. Il prend en charge les problèmes de ses frères et de ses parents. Pourtant il porte en lui une blessure qu’il refuse de voir, et c’est ce déni qui le rend mélancolique. C’est tout le trajet du film pour Antoine : accepter de prendre conscience de sa situation.
Fidèle au titre, le film virevolte, les personnages se font écho…
J’ai essayé d’écrire le scénario comme une partition de musique,
chaque personnage est un instrument, jouant une musique propre. Antoine est un instrument à vent, une flûte ou un basson, Gérard, plutôt une contrebasse, Louis une trompette et Ariel un piano… Au début du film, on commence avec Gérard. C’est lui qui nous conduit à la scène du petit-déjeuner, il nous emmène vers le quatuor. Pourtant, petit à petit, ce sera la musique d’Antoine qui se détachera de ce portrait familial, mais presque à notre insu. J’écris avec de la musique, elle m’inspire. J’écoute 10 ou 20 fois un morceau, voilà comment je me plonge dans l‘humeur d’une scène… Sur le tournage, je cherche à créer des ambiguïtés : un lento peut commencer par un allegro ! J’aime créer de l’équivocité: les personnages peuvent dire une chose mais leur corps en raconter une autre… La musique nous fait ressentir des choses complexes, elle est polysémique. J’ai essayé de travailler de la même façon avec les comédiens.
Cette mélodie s’est-elle aussi construite au montage ?
C’est en effet au montage que je me suis rendu compte que j’avais surtout envie de construire cette « fugue » à partir du personnage d’Antoine. On a beaucoup modifié l’ordre des scènes. Le flash- back par exemple, n‘existait pas mais j’ai eu envie de commencer le film avec lui, que le spectateur s’interroge sur cet homme qui arrive en vélo et soudain pleure… Se poser des questions sur un personnage, c’est une manière d’entrer dans son intimité.
Vous ne figez jamais vos personnages dans des situations. Quand Gérard revient vivre chez ses parents, cette régression est juste un moment de sa vie…
Je pense fondamentalement que ce sont toujours les personnages qui créent les situations. Je n’anticipe jamais une situation, elle se met en place grâce à la rencontre des personnages. Et j’essaie même de laisser les choses toujours dans un mouvement, dans des contradictions. Tout ce qui est vivant s’exprime dans des contradictions.
J’avais aussi envie que ces situations créent un dénouement qui soit un peu comme celui d’une pièce antique ou d’un opéra. Chacun à la croisée de son destin grâce à la mort du père : Thanatos et Eros !
Des trois frères, c’est Gérard qui évolue le plus…
Oui parce qu’il part d’une situation paralysée, il refuse la réalité ; Hélène ne reviendra pas. La plupart des gens veulent vivre dans des images figées : être un couple, être marié ou même divorcé… Vouloir ressembler à une image aussi figée, pour moi, c’est la mort : une image c’est immobile et vivre à deux c’est le contraire de l‘immobilité. Accepter les incertitudes et les menaces de la vie à deux, c’est rester vivant… C’est quand c’est compliqué que c’est vivant ! C’est le trajet que va suivre Gérard et aussi Antoine d’une certaine façon.
Vous avez la névrose joyeuse… La mère par exemple, très castratrice, pourrait être effrayante mais elle est très drôle !
La mère dissimule une blessure que l’on découvre à la fin et qui rachète cette hystérie. C’est pour cela que le personnage devient attachant. Elle sait pourquoi elle en est là, pourquoi son couple en est là. Avant d’être névrosés, mes personnages sont installés dans un quotidien banal, un peu comme chez Truffaut. Antoine est un Doinel contemporain : il est en apparence très installé dans son quotidien, mais finalement très spectateur de sa propre vie. C’est aussi ce qui crée de l’empathie.
Comment s’est élaboré le casting ?
Pour jouer Antoine, j’avais envie d’un comédien qui puisse montrer cette part de clairvoyance. Je trouve que les comiques ont cette capacité de regarder les choses avec distance, de se moquer des autres et d’eux-mêmes. Et puis, la lucidité, c’est un très bon outil pour montrer la mélancolie… Laurent a en plus une part de mystère qui le rend très attirant pour un metteur en scène…
Agnès Jaoui était là depuis le début…
Je voulais montrer une Agnès Jaoui différente. Mais j’ai vraiment écrit le rôle pour elle. Pendant l’écriture, nous n’en parlions jamais ; Je voulais qu’elle ait la possibilité de refuser alors quand le scénario fût définitif, je lui ai fait une proposition en bonne et due forme et j’ai été heureux qu’elle accepte. J’ai adoré diriger Agnès ; nous nous comprenons bien : comme moi, elle aime chercher, explorer. On garde et on jette, mais on essaie ! Avec elle j’ai l’impression que tout est possible : dans les mèches bleues et rouges, les vêtements improbables mais surtout dans son jeu d’actrice. Elle aime le risque !
Et Benjamin Biolay ?
Au début, il avait fait des essais pour Antoine mais ça ne marchait pas, il était trop loin du personnage. Lui-même m’avait dit : « De toutes façons celui qui me plait, moi, c’est Gérard!». À l’époque il y avait un autre acteur pour le rôle, mais lorsque le film est entré en production, l’acteur pressenti n’était plus disponible, j’ai rappelé Benjamin. Malgré son emploi du temps, il a dit oui tout de suite. C’est comme s’il l’avait attendu: je crois que le rôle lui faisait tellement envie ! Benjamin n’a peur de rien et s’est glissé dans son personnage sans complexe. Les cernes sous les yeux, les cheveux gras, ce pull jacquard improbable… C’est un comédien très subtil, très réactif. J’adore travailler avec les comédiens-musiciens. Ils comprennent immédiatement l’importance de la modulation dans le jeu.
Et Nicolas Bedos ?
A l’origine le petit frère était footballeur. Un autre comédien devait jouer le rôle mais il y avait des dates qui coinçaient dans le plan de travail. Le directeur de casting, Nicolas Ronchi, m’a suggéré Nicolas. Je l’ai imaginé très bien dans cette fratrie mais j’ai changé la musique du personnage. Il est passé du football… à HEC ! J’accorde une certaine importance aux ressemblances : Louis ressemble à son père avec les yeux de sa mère, Antoine à sa mère, Gérard à son père.
Et pourquoi Marie Christine Barrault et Guy Marchand ?
Avec Marie Christine Barrault nous avions travaillé ensemble au théâtre. Je sais à quel point elle peut être généreuse et n’a peur de rien. Elle est merveilleuse. Elle insuffle aussi énormément de contradictions, de vie. Quant à Guy Marchand, ce qui lui a plu, c’est que le statut de son personnage restait indécidable : vraiment malade ou chantage affectif ? Il aimait cette matière ambiguë. Sur le tournage Guy adorait ses trois fils de cinéma. Je me suis régalé à le voir lui et Marie Christine. Ils ont occupé cette boutique comme s’ils y avaient toujours vécu: s’engueulant en buvant du thé et du whisky : j’étais bluffé !
Quand j’ai montré le décor de la boutique à Stephen McCauley, il m’a dit : le décor est génial, il faut une autre scène dans la boutique ! Du coup on a écrit ensemble la scène de Madame Chaussette, jouée par l’éditrice de Stephen. Dans un livre, on ne peut pas sentir l’atmosphère d’une boutique. Là, elle est un personnage.
Et enfin Elodie Frégé …
Je ne la connaissais pas. Nicolas Ronchi me l’a présentée sans me dire qui elle était. J’ai aimé son côté jolie fille mais pas sûre d’elle. Elodie se moque toujours d’elle-même, elle a du mal avec les compliments. Julie a ce même recul, c’est une vraie amoureuse: elle est prête à jouer la femme objet pour garder Louis, à en faire trop, même si ce rôle doit la mettre mal à l’aise… Lorsque Julie se met nue, on sent son embarras de manière incroyable je trouve… Il fallait bien ça face à Mathilde ! (Irène Jacob).
Comment travaillez-vous avec les acteurs ?
J’essaie de ne jamais faire d’explication de texte. J’explore différentes directions en amont avec les comédiens mais je ne fixe jamais rien. C’est sur le tournage que les choses s’imposent. J’aime laisser les comédiens me proposer quelque chose, pour moi c’est le meilleur moyen de les amener à ce que je veux ! Parfois aussi ce qu’ils proposent est encore mieux que ce que j’avais imaginé, alors je prends !
Je me comporte vraiment comme un chef d’orchestre. Ce sont eux les interprètes, eux qui savent utiliser l’instrument du jeu, pas moi. C’est pour cela que cela doit venir d’eux. Je leur laisse trouver la bonne note, même si je l’entends au fond de moi. Je suis juste le garant d’une certaine cohérence du personnage.
À la première répétition sur le plateau, je demande aux acteurs de souligner les intentions. Un peu comme Renoir et sa méthode soustractive. De cette manière les enjeux de la scène deviennent clairs pour tous. Et puis on peut ainsi se débarrasser de ce qui est explicatif. Ça a le mérite de tuer toute psychologie! Ensuite on élague, on baisse le curseur pour arriver au fur et à mesure à plus de subtilité et de justesse. Cela permet aussi de garder la fantaisie de la première répétition.
Je ne dis jamais aux comédiens quand et où mettre une intention. Je me contente de dire par exemple « Mets-y un peu de colère » Et je les laisse trouver le bon endroit pour exprimer cette colère. Parfois mes injonctions sont contradictoires et les comédiens s’en plaignent ; je leur réponds « additionne ! ». La vérité se loge dans ces contradictions.
La musique du film, elle aussi, plutôt que de coller à l’humeur des scènes, nous embarque souvent ailleurs…
Oui, la musique sert à ça : amener autre chose que ce que la scène montre déjà. C’était parfois compliqué pour François Peyrony, le compositeur. Il ne savait pas toujours quoi faire, me demandait s’il devait appuyer sur la comédie ou le drame. Je lui répondais comme aux comédiens : « Additionne, essaye de mêler les deux ! »
Une phrase revient dans le film : il vaut mieux avoir des remords que des regrets…
Oui, il vaut mieux faire les choses et se tromper plutôt que de ne pas les faire. C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour avancer dans la vie ! Antoine se moque d’Ariel quand elle lui dit, mais finalement, il va le comprendre. Parfois les gens vous disent des choses évidentes ou cliché et ça vous agace. Mais finalement, lorsqu’elles produisent des effets, vous les acceptez parce qu’elles contiennent une forme de vérité. Je préfère toujours partir d’un cliché pour arriver à la vérité plutôt que l’inverse !
Propos recueillis par Claire Vasse