D’origines suisse et sud-africaine, Antoine Russbach nait et vit à Genève jusqu’à ses 20 ans. Il suit des études de réalisation et scénario en Belgique à l’IAD (Institut des Arts de Diffusion de Louvain-La-Neuve). En 2008, le cinéaste coréalise Michel avec Emmanuel Marre. Le film fait l’objet de nombreuses sélections et récompenses. En 2009, Antoine réalise Les bons garçons, son film de fin d’études, en compétition à Angers et en compétition internationale à Clermont-Ferrand. Ceux qui travaillent est son premier long métrage, présenté́ en première mondiale au Festival de Locarno.
Ceux qui travaillent s’inscrit dans un projet de trilogie. Comment ces trois films vont-ils être reliés ?
Initialement, j’avais le désir de réaliser un film choral intitulé CEUX QUI TRAVAILLENT, CEUX QUI COMBATTENT et CEUX QUI PRIENT, dans l’idée d’esquisser un état général de la société.
C’était un projet ambitieux, complexe et coûteux, dont j’ai débuté l’écriture à l’issue de mes études cinématographiques en Belgique. Puis cette idée s’est transformée en projet de trilogie articulée autour du modèle médiéval formé par le tiers état (CEUX QUI TRAVAILLENT), la noblesse (CEUX QUI COMBATTENT) et le clergé (CEUX QUI PRIENT). Cette structure tripartite permet de mettre en évidence la difficulté de trouver sa propre place aujourd’hui, contrairement à ce qui se passait dans une société plus traditionnelle, où chacun avait un rôle prédéfini. Bien que ce système médiéval soit problématique à plein d’égards, il permettait probablement d’éviter cette souffrance de ne pas savoir quelle était sa place. Notre société actuelle nous fait comprendre qu’on peut faire mieux, aller plus loin et nous fait douter de notre rôle. Mes personnages font écho à ces anciennes fonctions sociales et répondent à des questions fondamentales : qui nous nourrit, qui nous défend, qui prend soin de nos âmes ? CEUX QUI TRAVAILLENT répond au premier questionnement. Qui, en effet, remplit nos supermarchés ?
Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser au secteur du fret maritime ?
J’avais lu Splendeurs et misères du travail d’Alain de Botton, un philosophe et écrivain suisse qui vit à Londres. Dans une de ses histoires, il suivait la trajectoire d’un poisson pané de l’assiette d’un enfant jusqu’au pêcheur en décrivant chaque étape. J’avais trouvé ce texte magnifique et inspirant. Avec mon coscénariste Emmanuel Marre, nous nous sommes beaucoup documentés sur ce sujet et avons rencontré des professionnels du secteur du fret. En discutant avec eux, j’ai réalisé qu’ils ne voyaient jamais ces bateaux, ce qui me paraissait extraordinaire. Ces navires sont des points sur des cartes. Cela rend compte de la semivirtualité du monde dans lequel nous vivons.
Votre film fait un va-et-vient constant entre le concret et l’abstrait, entre l’individuel et le collectif…
Tout l’enjeu du film est de parvenir à montrer ce rapport entre l’individu et le collectif de façon complexe et non idéologique. Les films sociaux induisent la plupart du temps une aliénation de l’individu par la société, dans la continuité d’une vision marxiste de la domination. Dans CEUX QUI TRAVAILLENT, l’individu est responsable de ses actes et de son devenir. C’est tout l’intérêt de faire un film social du point de vue de la classe dominante et dans un pays riche, la Suisse, où le chômage est de 3 % et baisse chaque année. Cela permet de questionner le modèle dans lequel nous vivons. Mon coscénariste a lu un livre des années 1980 sur l’idéologie des cols blancs. En substance, il y est expliqué que le travailleur en col bleu est aliéné par son contremaître dans un rapport de domination très clair ; et que le système fait croire, en revanche, au col blanc qu’il est son propre chef, ce qui est une illusion. Le col blanc serait donc auto-aliéné. C’est dans cette idéologie-là que s’inscrit le personnage de Frank. Je ne voulais pas faire un film qui fustige le système et le déclare responsable de l’aliénation des travailleurs, ni un film qui pointe du doigt des grands cyniques qui ruinent le monde, car tout cela aurait finit par rassurer le spectateur dans une vision dogmatique du problème. Or nous sommes dans un système construit par des individus et nos défaillances morales s’y reflètent peut-être. Le film questionne plutôt la nature humaine et son impact dans les systèmes que nous construisons. Il vise à faire réfléchir le spectateur à son rôle, sa place et sa responsabilité dans cette société, à lui ouvrir les yeux.
Votre film met en lumière les aberrations de notre système capitaliste, mais à aucun moment, il exprime l’idée qu’il faille l’éliminer…
CEUX QUI TRAVAILLENT n’est pas un film pro-capitaliste ni un film totalement anticapitalisme : il nous fait remarquer que ce système est aussi celui qui nourrit en grande partie le monde occidental. Si ce système était éliminé, nous devrions revoir complètement nos habitudes de consommateurs. Il est plutôt question ici de coresponsabilité. Le film nous met face à notre hypocrisie. Si nous avons appelé notre personnage central Frank, c’est en référence au monstre de Frankenstein (un roman qui a été écrit à Genève !). Frank est un peu la créature que nous avons fabriquée, que l’on désigne facilement en la condamnant, mais ce qu’elle fait nous arrange tous. Cette hypocrisie est très violente. Nous sommes volontairement aveugles. Les gens de droite qui disent que le monde va s’autoréguler me font tout aussi peur que les gens de gauche qui veulent sauver le monde en détruisant le système, mais qui ont un téléphone dans leur poche dont le contexte de fabrication est plus que contestable. Si le film s’attache à quelque chose, c’est à notre aveuglement volontaire. Il dévoile que nous sommes tous complices du crime qu’a commis Frank.
Politiquement, comment situez-vous votre film ?
J’insiste sur le fait que je ne veux pas que ce soit un film de gauche. Je ne souhaite pas exclure les gens de droite de la salle. Le film est politique, mais non polarisé. C’est pourquoi, à la fin, Frank ne déchire pas le contrat. Cela aurait été trop facile de faire dire au film : « Il suffit de dire non ». Ce serait simpliste et l’on sortirait du film très rassuré. À l’origine du film, il y avait l’idée de ces gens en costume-cravate que je voyais à Genève. Je me suis surpris à avoir un regard sur eux très simpliste. Je les voyais différents de moi. Je leur faisais porter tous les problèmes du monde. Puis je me suis réveillé : je me suis trouvé arrogant et j’ai refusé de penser ainsi. Cette prise de conscience est à la source du film. À la base de ma démarche cinématographique, il y a le désir d’aller comprendre l’autre, d’aller vers ce qui m’est étranger. C’est un élan d’empathie.
Votre personnage, père d’une famille nombreuse, est un homme sans sourire…
C’est un homme malheureux. Là où il est aliéné, c’est qu’il a cessé de se demander s’il était heureux ou non. Seule compte la valeur travail pour lui. Il pense qu’avoir un travail et un certain niveau de vie est plus important qu’être heureux. Il ne s’est jamais écouté et s’est dénigré. Un homme plus en phase avec lui-même n’aurait jamais commis un pareil crime. Frank m’intéresse, car nous sommes tous susceptibles de faire comme lui et d’écouter les sirènes d’un système méritocratique qui promet qu’on obtiendra tout si l’on sacrifie tout. C’est très dangereux. Frank est prisonnier de cette idéologie. Et pire encore : il a construit une famille qu’il n’aime pas. Il a fabriqué des enfants bourgeois, alors que lui ne l’est pas. Il éprouve du mépris pour eux, car ils ne se battent pas comme lui s’est battu. Alors que c’est lui qui a fait d’eux ce qu’ils sont en leur offrant tout. Ses valeurs se sont retournées contre lui. Cet homme est une bête de somme déconnectée de son bonheur et des siens.
Un lien persiste tout de même avec sa fille cadette. C’est d’ailleurs elle qui va permettre que prenne corps, à l’image, le monde abstrait et invisible du fret maritime…
Frank a l’occasion de faire mieux avec sa plus jeune fille qu’avec ses aînés. Avec eux, le rapport est statique. Il était important qu’il y ait un endroit dans cette famille qui soit mobile. Avec la petite fille, il y a encore des enjeux d’avenir. On ne sait pas si Frank fait ce voyage avec Mathilde pour découvrir le monde lui-même ou s’il la prépare à la violence du monde pour lui éviter de vivre dans une bulle de luxe comme ses frères et sœurs. Les rayons des supermarchés qu’il va lui montrer sont comme des écrans qui masquent cette violence. Ce sont des interfaces ; nous ne voyons pas ce qui se cache derrière. La question de l’invisible est posée à divers niveaux dans ce film. L’invisible, c’est en premier lieu ce qui se passe dans la tête de Frank. L’une des questions les plus profondes du film est celle de l’empathie. Le film se demande si nous avons de l’empathie et si nous sommes capables d’aimer Frank, malgré sa monstruosité. La musique y est absente pour éviter de suggérer les émotions des personnages ou pour éviter que nous ressentions tous une même émotion. En outre, j’ai utilisé une focale de 50 mm qui ne montre jamais une vision d’ensemble des choses. Jusqu’au voyage, où l’on a utilisé des focales plus larges et où nous avons filmé Frank face à cette énorme machine qu’est le port. L’idée sous-jacente qui est posée de manière esthétique à cet instant est : quelle est la valeur de son drame personnel et du crime qu’il a commis face à l’ampleur de cette construction humaine folle qu’est cette gigantesque machine de distribution? Que change à la marche du monde le drame que vit Frank ?
L’environnement domestique dans lequel évolue Frank en voiture est fait de haies qui dissimulent les villas des voisins…
Ces haies dans ces quartiers riches sont comme des œillères. Elles font écho à tout ce qu’on ne veut pas voir. La question se pose d’autant plus radicalement pour la famille de Frank, qui sait ce qu’il a fait, fait mine de l’ignorer et continue à consommer de la même façon. C’est la même position qu’on adopte en tant que consommateur : nous sommes capables de nous indigner de la violence du système capitaliste et d’aller acheter un téléphone le lendemain. La question est de savoir où s’arrête notre capacité d’inertie. Notre capacité à ne pas changer malgré ce qu’on sait me fascine et me terrifie, car nous n’avons pas d’excuses : nous sommes surinformés.
Un temps fort du film est l’instant où le capitaine du navire reconnaît la voix de Frank avant de le confronter. Cette séquence est saillante, car elle fait se rencontrer deux mondes, l’invisible et le visible, par le biais d’un timbre, d’une vibration organique…
CEUX QUI TRAVAILLENT raconte que nous croyons vivre dans un monde virtuel, mais que nous vivons bel et bien dans un monde concret. Il est question d’un clandestin sur un bateau qui va coûter de l’argent. Cet homme invisible est un être humain, un vrai, et Frank l’oublie. Les communications téléphoniques du film laissent à penser que ces gens à qui nous parlons à l’autre bout du monde ne sont pas réels. Nous pensons que nos biens de consommation viennent de nulle part et il serait bon que nous nous réveillions. Cette reconnaissance soudaine de la voix du capitaine est une manière d’évoquer cela.
D’où vous vient votre goût pour les antihéros, déjà à l’œuvre dans vos deux courts-métrages, MICHEL et LES BONS GARÇONS ?
Je ne sais pas. J’adore ça. Je trouve qu’il y a un mécanisme très cinématographique dans le fait de pouvoir aimer les monstres. M LE MAUDIT est un film qui m’a beaucoup marqué quand j’étais jeune. C’est un personnage de pédophile affreux qu’on ne voit jamais, sauf pendant son procès à la fin du film et je n’ai jamais compris pourquoi j’avais autant d’empathie pour lui. Une chose incroyable au cinéma est le fait que l’empathie n’a rien à voir avec l’approbation morale. On peut aimer des personnages avec lesquels on n’est pas d’accord. Il y a un mécanisme fondamental qui veut qu’on ait de l’empathie pour le personnage qui souffre le plus. Hitchcock en parle dans ses entretiens avec Truffaut. Il suffit que l’escalier grince quand le tueur monte l’escalier pour aller tuer sa victime pour qu’on ressente de l’empathie pour lui. J’adore explorer cette idée, parce qu’elle nous amène à faire l’expérience de l’altérité.
Quand on choisit Olivier Gourmet pour le personnage de Frank, on prend en charge aussi son iconographie plutôt positive…
Je n’ai pas écrit le film en pensant à lui. J’ai préféré écrire sans penser à un acteur en particulier, pour ne pas perdre en plasticité. Il se trouve qu’Olivier Gourmet a l’histoire personnelle et le corps qu’il faut pour ce personnage-là. Il vient d’un milieu rural, c’est quelqu’un de physique et non d’intellectuel. Il y a chez lui tout un savoir-faire corporel. Il a quelque chose d’un cow-boy dans sa manière de se placer et de bouger. La chose la plus essentielle était le rapport du comédien à la partie obscure de la nature humaine. Il fallait quelqu’un qui ait le courage de jouer ce monstre. Il a cette intelligence. J’aime la manière qu’il a de se positionner par rapport à ses personnages. Il se refuse à les sauver de manière angélique et il ne les condamne pas non plus. Frank n’est pas un étranger pour Olivier. Il fait le chemin d’essayer de comprendre comment un homme peut agir ainsi, sans juger, en allant au bout de cet exercice, qui demande beaucoup de ressources, d’efforts et de remises en question. Il endosse la part de lumière et la part d’ombre de ses personnages. C’est ça, le véritable humanisme. Quand il a lu le scénario, il l’a fait avec les yeux de Frank. Bien sûr, il a amené avec lui sa vie, car il est aussi père de famille, il travaille beaucoup, et tout ça, il le porte dans son corps.
Comment avez-vous travaillé avec vos comédiens ?
J’aime bien avoir un scénario qui peut être testé par la mise en scène. Certaines scènes ont été coupées, car elles n’étaient pas justes. J’aime l’idée que le plateau ne soit pas le lieu où l’on projette ses visions, mais qu’il soit un espace ouvert pour découvrir ce que chacun offre. Avec les comédiens, c’est pareil : je leur explique le mieux possible ce qu’ils doivent faire, le sens de ce qu’ils font, tous les outils utiles pour qu’eux puissent se les accaparer et les interpréter selon ce qui leur semble judicieux. On cherche donc ensemble ce qui est le plus pertinent pour la scène. De la même manière, le cadreur a la liberté d’aller chercher ce qu’il veut avec la caméra. J’aime l’idée qu’il fasse confiance à son instinct, dès lors qu’il a compris le sens du film.
Comment avez-vous composé le personnage de l’épouse de Frank, qu’incarne Delphine Bibet ?
Mon idée est que Frank et sa femme ont cheminé ensemble en partant d’une vie plus modeste, qu’elle l’a soutenu, mais qu’elle a eu plus de temps que lui pour s’ouvrir au monde. Elle lui révèle qu’il aurait pu faire un autre choix que le sien.
Comme dans vos courts-métrages, CEUX QUI TRAVAILLENT est traversé d’une tension de bout en bout. Cela fait-il partie de votre plaisir de cinéaste ?
J’utilise beaucoup les mécanismes liés à l’ironie dramatique. C’est-à-dire le décalage de connaissance entre le spectateur et les personnages. C’est ce qui m’avait beaucoup marqué dans LE FILS des frères Dardenne. C’est un film d’une heure et demie où il ne se passe rien et qui m’a tendu considérablement. Dans la mesure où l’on est conscient de ce qui relie ces personnages, tout ce que l’on voit est teinté. Même le bois dans ce film prend un autre sens qu’en menuiserie ! Je trouve ce mécanisme fondamentalement excitant, car on attend la jouissance de la résolution. Cet instant est atteint quand les personnages qui ignorent l’information centrale la découvrent. On est dans l’attente de ce soulagement. Cela nous tend, nous tient en haleine, et nous fait voir le monde différemment, car il est inscrit dans tel ou tel non-dit. C’est une façon passionnante d’expérimenter de nouvelles façons de regarder le réel.
Votre partition sonore fait la part belle au silence…
Ils sont importants, car ils nous permettent de nous demander si nous aurions fait la même chose que Frank ou non : ils laissent la place à la réflexion. J’ai voulu accorder beaucoup de place aux ambiances. Les silences sont pleins dans ce film. Ils intègrent des sons réalistes du quotidien, qui nous font sentir que tout ce qu’on voit est vrai. Dans la voiture, je voulais qu’on se sente comme dans une bulle, isolés du monde. Par exemple, dans la séquence où Frank donne l’ordre de tuer le clandestin, on se trouve derrière lui dans la voiture, il raccroche et va chercher sa fille à l’école dans le même plan. Lorsque Mathilde ouvre la portière, on entend les oiseaux. C’est un son qu’on a travaillé pour faire éprouver cette façon qu’a le personnage d’être déconnecté du monde.
De la même manière, vos décors sont composés minutieusement…
D’une façon générale, nous avons accordé beaucoup d’importance aux détails dans le film. Dans le décor, nous avons imaginé tous les objets avec beaucoup de précision afin de faire éprouver un sentiment de réalité. Je ne voulais pas qu’on représente le monde de l’entreprise et de la classe dirigeante de manière stylisée. L’écueil aurait été de montrer une entreprise d’un blanc immaculé, avec des objets symétriques, des lumières grotesques, qui auraient été l’incarnation de l’empire du mal omnipotent, que je vois parfois dans certains films. Je n’aime pas cette manière de faire, car elle déshumanise ces entreprises. Alors que ce système est construit par des humains et qu’il est proche de nous. J’ai discuté avec beaucoup de dirigeants qui ont une sensibilité étonnante au monde. C’est d’autant plus perturbant ! Nous avons travaillé sur les costumes avec la même minutie. Avec ma sœur qui est photographe, nous avons passé un après-midi à Genève à prendre, au téléobjectif, des photos de businessmen qui sortaient des banques, pour observer leurs coupes de cheveux, les détails qui faisaient leur singularité et qui pouvaient aider à façonner le personnage de Frank. Quant à sa maison, je voulais qu’elle soit triste. Tout ce qu’on y voit est cher, mais manque d’âme. Il y a un modèle, d’une part, et la réalité, d’autre part, qui n’est jamais vraiment à sa hauteur. L’ironie dramatique dans cette histoire fait que, comme on sait ce que Frank a fait, on ne peut regarder son intérieur de façon neutre. On sait qu’il est en train de se damner pour cette maison, pour ce mode de vie.
Comment avez-vous travaillé aux dialogues du film ?
L’idée est toujours d’en dire le moins possible et de ne jamais dire ce qu’on peut voir ou comprendre autrement. C’est une règle de bon sens au cinéma, mais qui n’est pas toujours respectée.
Votre photographie est très claire, peu contrastée…
Les couleurs dominantes sont pastel et il m’importait que l’image du film soit peu contrastée. Le contraste aurait suggéré une frontière entre le bien et le mal et je n’en voulais surtout pas. La caméra ne doit pas en savoir plus que nous ni nous suggérer ce que nous devons penser.
Pourquoi avoir situé vers la fin du film le récit d’un souvenir traumatique de l’enfance de Frank ?
Dans cette séquence, c’est la manière dont ses enfants entendent cette histoire qui m’intéressait. Je me demandais ce que cela signifiait pour ses enfants de manquer de quelque chose, alors qu’eux ne savent pas ce que cela veut dire et vivent dans l’opulence. En filigrane se profilait aussi l’idée que le capitalisme vise à nous sauver du manque. Mais nous nous sommes tellement éloignés de cette idée aujourd’hui que le problème semble même inverse : il est désormais celui de l’excès. Cela me permettait de donner une finalité au mouvement de Frank et à ses choix de vie. Et, bien sûr, d’apporter un éclairage psychologique à son attitude : sa dureté naît aussi d’un désir de dépasser la précarité qu’il a connue enfant. Quant au placement de cette séquence à ce moment avancé du récit, il est lié au fait que les membres de sa famille savent ce que Frank a fait. Ses enfants vont donc l’écouter différemment. Au départ, Frank nous est étranger et cette séquence nous permet de dévoiler une part intime importante de son personnage et de le découvrir progressivement.
Avez-vous foi dans les pouvoirs du cinéma à transformer les consciences ?
Si on peut agir pour que chacun cesse de se replier dans ses certitudes et ses retranchements, c’est déjà pas mal ! Je pense surtout que le cinéma n’est pas là pour donner des réponses. En tout cas, mon film ne cherche pas donner l’exemple. Je préfère montrer le contre-exemple et que chacun ait le devoir de se situer par rapport à ça. Si cela peut nous permettre d’être moins arrogant, c’est déjà bien !
Propos extraits du Dossier de Presse