Unique film iranien du festival de Cannes 2023, réalisé par deux quarantenaires, Ali Asgari et Alireza Khatami, « Terrestrial Verses » (les Versets terrestres), renommé en France, « Chroniques de Téhéran », est une œuvre radicale en forme de « collier de perles » selon la structure de la poésie ghazal. Neuf séquences mettant en scène des situations « banales » de la vie quotidienne démontrent le contrôle permanent, jusqu’à l’absurde, du gouvernement iranien sur la vie privée voire intime des citoyens.
Ali Asgari vient de Téhéran, Alireza Khatami, d’une petite ville du sud-ouest de l’Iran. Ils sont nés au moment de la guerre Irak-Iran (1980-88).
L’un est allé en Italie, l’autre aux États-Unis pour apprendre le cinéma. Ils ont tous deux bénéficié de la Cinéfondation cannoise, mais c’est à la Mostra de Venise, en 2017, où ils présentaient chacun leur premier long métrage, qu’ils se sont rencontrés. Par la suite, ils ont beaucoup échangé sur leurs désirs cinématographiques. Alireza Khatami a écrit le scénario de « Juste une nuit », un film réalisé par Ali Asgari et présenté à la Berlinale, en 2022. Puis « lassés d’attendre… Godot », disent-ils, ils ont réalisé ensemble « Chroniques de Téhéran » avec un très petit budget et l’ont tourné en sept jours selon une structure appropriée à la situation de la censure politique.
Quels ont été vos parcours respectifs ?
Ali Asgari : J’ai d’abord étudié la gestion d’entreprise alors que je travaillais déjà dans le cinéma car pour mon père, ce n’était pas très sérieux. J’ai quand même pu apprendre tout le système, le fonctionnement des caméras, la production. Puis je me suis rendu à Rome où j’ai suivi les cours d’une école privée de cinéma qui se trouvait dans l’enceinte des studios de Cinecitta. J’ai réalisé un très grand nombre de films courts en Italie, en Turquie, aux Pays-Bas. Et en Iran comme « More Than Two Hours » en 2013. En 2016, j’ai tourné « Il Silenzio » en Italie. Maintenant, je vis en Iran.
Alireza Khatami : Je viens du Sud-Ouest de l’Iran où j’ai suivi les cours d’une école d’ingénieur. J’appartiens à la minorité Khamseh qui parle une langue très ancienne et a des traditions particulières. Je suis allé à l’université où j’étais activiste puis en 2004, j’ai quitté l’Iran pour la Malaisie où j’ai appris les effets spéciaux. Puis je suis parti aux États-Unis, où j’ai étudié le cinéma au Collège des Beaux-Arts de Savannah en Géorgie. Pour moi qui venais d’un pays musulman, me trouver dans un état extrêmement catholique où les gens lisent la Bible, était une expérience intéressante. Mon dernier film court, « la Nouvelle adresse de Monsieur Chang » a été présenté en 2013 à la Quinzaine des Réalisateurs dans le cadre de la Taipei Factory. J’ai réalisé mon premier long métrage au Chili en langue espagnole n’étant pas autorisé à le tourner en Iran. Mon scénario était très adapté car il y avait des similitudes entre l’histoire des deux pays : « Los versos del olvido » (les Versets de l’oubli) a été présenté à Venise en 2017, dans la section Orizzonti.
Comment s’est faite votre rencontre à la Mostra Venise en 2017 ? Avez-vous apprécié vos films respectifs ?
Ali Asgari : Non, nous n’apprécions pas du tout nos films. (Rires). Alireza est venu à la projection de « Disappearance », mon premier long métrage, qui était aussi présenté à Orizzonti, cette année-là. C’était la première fois que je le rencontrais et au bout de vingt minutes, il a quitté la salle.
Alireza Khatami : J’appréciais la façon intime dont Ali « voyait » ses personnages, mais la réalité sociale qu’il décrivait me fatiguait. Je ne supportais plus ce genre de cinéma iranien que nous avions trop vu. Pour moi, le sujet, traité ainsi, était épuisé. Par la suite, nous avons eu de longues conversations puis nous nous sommes revus peu de temps après au festival de Toronto. Là, nous avons beaucoup parlé à propos de nouvelles conceptions du cinéma et des idées que nous voulions développer.
Comment avez-vous commencé à travailler ensemble et à distance ?
Ali Asgari : Je voulais réaliser un nouveau long métrage et nous nous parlions beaucoup, Alireza et moi, au téléphone. Plusieurs fois par semaine. Nous n’avions pas l’impression de travailler, mais nous avons fini par écrire un scénario ensemble : celui de mon film, « Juste une nuit », que nous avons montré à la Berlinale en 2022.
Alireza Khatami : Notre collaboration est devenue intéressante, assez créative, voire un peu effrayante ! Ali est beaucoup plus courageux que moi. Quand il décide de réaliser un film, il commence à travailler immédiatement. C’est très stimulant de travailler ensemble, nous pensons en parlant. Quelquefois, l’un envoie trois lignes à l’autre et cela devient pour lui un point de départ à un développement de l’idée énoncée. C’est tout l’intérêt de travailler à distance. Cela donne le temps de réfléchir.
D’où viennent l’idée de cette conception radicale du plan, des cadres fixes et la voix-off d’un personnage hors-champ dans Chroniques de Téhéran ?
Alireza Khatami : Tout est venu du poème de Forough Farrokhzad (1935-67), « Terrestrial Verses/les Versets terrestres » : « Alors le soleil se refroidit/la végétation se dessécha dans les champs/les poissons moururent dans les mers/la terre n’accueillit plus ses morts/en son sein ». La structure de notre film part de la même idée conceptuelle. Nous n’avions pas eu l’autorisation du gouvernement de tourner en Iran, c’est pourquoi avec Ali, nous avons d’abord décidé de définir sérieusement la forme de notre film, en le composant de neuf courts métrages. Nous avons imaginé que dans chacun d’eux, deux personnages engageraient un dialogue et que l’un des deux serait inconnu.
Ainsi nous pouvions sortir de la forme classique du réalisme social iranien, en décidant de couper tous les éléments cinématographiques « inutiles ». Nous lisions alors beaucoup de poèmes classiques persans et le film est une référence directe à la poésie ghazal du 13e et 14e siècle : deux vers de douze syllabes forment un verset, soit un couplet, qui est censé répondre aux suivants. C’est lié au rythme. Aragon a écrit de la poésie sur ce modèle. Nous voulions pouvoir rire de situations dramatiques absurdes en expérimentant jusqu’aux frontières du cinéma, en retournant à ses origines. Il ne s’agit plus d’utiliser le pouvoir de l’image filmique mais d’aller un peu plus loin cinématographiquement parlant.
Ali Asgari : Forough Farrokhzad était aussi cinéaste, ce qui interfère avec sa création poétique. Notre « collier de perles » ghazal est ainsi sur le même thème, chaque verset/couplet l’abordant sous un angle différent. La poésie en Iran fait partie de la vie quotidienne. Elle est donc très importante à notre film, dans son titre qui fait référence au titre du texte de Forough, « les Versets terrestres », dans sa structure qui est celle d’un poème ghazal, jusque dans la figure d’un de nos personnages, qui a tatoué sur tout le corps, des vers de Roumi, un grand poète soufi du 13e siècle.
Que va-t-il advenir de la jeune génération de cinéastes iraniens ?
Alireza Khatami : La génération née après la guerre Irak-Iran est très courageuse. Elle n’a peur de rien et va jusqu’à mettre sa vie en danger. Les prisons sont pleines de jeunes et des centaines d’entre eux sont exécutées chaque année. C’est une sorte d’enfer. Nous avons tenté de le décrire humblement sous un certain angle.
D’après Michèle Levieux pour L’Humanité du 12 mars 2024