Un échange passionnant, avec une réalisatrice qui a beaucoup réfléchi aux enjeux du cinéma, à l’écran comme hors champ et a pris à cœur d’exprimer sa vision de la réalisation.
Votre film est-il parti d’une expérience personnelle, au moins dans un lycée ?
Shuchi Talati : Oui, je n’ai pas été dans un internat mais j’étais dans une école avec le même règlement strict, où garçons et filles devaient faire très attention à rester séparés. Et du moment que vous deveniez adolescente, beaucoup de règles très contraignantes s’appliquaient. La jupe trop courte, le haut trop près du corps, parler trop aux garçons… Il y avait beaucoup de honte autour de la sexualité.
Comment expliquez-vous le titre du film, Girls will be girls ?
ST : Le film étant empreint d’ambiguïté, elle se retrouve dans le titre. Le titre vient d’une expression populaire, “Boys will be boys”, qu’on utilise en guise de justification lorsque les garçons se comportent mal envers les femmes, comme si de toute façon, on ne pouvait espérer mieux d’eux. Le titre est donc une référence à cette expression, mais adapté aux filles.
Ce titre renvoie aussi à la relation entre deux générations, celle de la mère et celle de la fille, mais en pensant à la mère qui, d’une certaine manière, n’a pas eu cette possibilité de s’exprimer, elle. Enfin, le titre exprime aussi une certaine tristesse car quand bien même Mira est préfète, on voit bien combien sa position est fragile. On voit bien que parce qu’elle est une fille, malgré les avancées de la société, elle peut tout perdre à tout moment. Elle n’a de pouvoir que le nom.
Est-ce que la comédienne qui joue le personnage de Mira est votre miroir?
ST : Je pense que lorsque j’ai commencé à écrire, je me suis davantage identifiée à Mira, parce que j’y mettais toute ma colère d’adolescente, et je cherchais alors une personne qui puisse personnifier ce que j’étais quand j’étais adolescente. Parfois, les réalisateurs transmettent quelque chose d’eux aux acteurs durant le tournage. Vers la fin du tournage, j’avais le sentiment que Mira tenait plus de moi, même si elle tenait plus de Preeti [Panigrahi, la comédienne] mais peut-être aussi parce que Preeti était plus proche de moi ?
Quoiqu’il en soit, je pense que toutes les trois, nous sommes similaires. Preeti est vraiment comme son personnage. Elle est venue à chaque répétition et s’est impliquée dans tout comme si elle préparait un diplôme, à la manière de Mira se préparant à ses examens, et abordant le sexe comme si c’était une matière à étudier. Preeti, comme Mira, sont sages pour leur âge, et très très intelligentes.
Est-ce que ça a été difficile de la trouver ?
ST : Ça a été très difficile de la trouver. C’est un rôle difficile et compliqué pour une jeune actrice, donc même s’il y a beaucoup de jeunes acteurs en Inde parce que c’est une grosse industrie cinématographique, de nombreux acteurs sont venus aux auditions et nous en avons organisé beaucoup, mais il n’y avait pas cette finesse dans le jeu. Nous avions aussi un casting ouvert dans des universités parce que nous ne castions pas de mineurs à cause de la thématique sexuelle du film. Preeti est venue à un de ces castings.
Dès le départ, il y avait quelque chose de spécial. Je pense que sa différence était sa force. Par exemple, lors de la scène sur le toit terrasse, où les deux flirtent, plusieurs actrices (sur)jouaient, battaient des cils, Preeti n’a rien fait de tout ça. Le garçon lui plaisait mais elle avait sa dignité. C’est une préfète. Je l’ai regardée faire et j’ai dit, ok, c’est elle.
Lorsque Mira présente son compagnon à sa mère, elle lui donne pour conseil “mange beaucoup, et propose d’aider”. Est-ce que cette phrase est représentative des familles indiennes ?
ST : Si vous vous rendez dans une famille, en Inde, et qu’on vous sert à manger, pour faire plaisir, il ne suffit pas dire que c’était bon, il faut manger et demander à être resservi. On pensera sinon que c’est une formule de politesse. Donc si vous vous rendez dans n’importe quelle famille, pour faire plaisir à la mère, il faut manger plus que ce qu’on vous a servi et c’est ce que Mira dit.
C’est aussi une manière d’introduire la manipulation. Parfois on juge le garçon, mais dans cette scène, on voit que Mira aussi manipule. Elle sait ce qui fonctionne avec sa mère et lui donne donc ce conseil.
L’action du film se situe à la fin des années 1990. Depuis cette période, est-ce que l’Inde a changé, en particulier pour les filles ?
ST : Le film se passe effectivement à la fin des années 1990. C’était donc en effet plus compliqué de se rencontrer et il y avait toujours le danger, si on utilisait le téléphone fixe, que quelqu’un puisse écouter sur l’autre combiné. C’était plus intéressant pour moi, en tant que scénariste, que d’avoir recours aux textos et à Instagram, mais ce n’est pas la seule raison. C’est une période très intéressante, en Inde. Avec les années 1990, pour la première fois, l’économie indienne s’ouvre à l’économie de marché occidentale. D’un coup, nous avions accès à la culture pop américaine, Levi’s par exemple. Nous pouvions acheter des jeans, des mini jupes, nous regardions Friends à la télévision, j’étais alors adolescente. Pour ma génération, c’est devenu une manière de s’épanouir et de se rebeller. Il y avait plein de débats sur comment la culture occidentale corrompait les jeunes générations et les valeurs traditionnelles indiennes.
Les mères maintenaient ces traditions, elles portaient les tenues traditionnelles. Dans le film, on voit que la mère de Mira porte des jeans et des chemises. C’est une manière, pour moi, de montrer qu’elle a envie de participer à cet élan de rébellion qui appartient à la génération de sa fille. La directrice de l’école juge la mère parce que ce garçon est venu chez elle. C’est parce que les mères sont celles qui doivent protéger leurs filles. Cette mère est jugée par la société pour n’avoir pas réussi à le faire. Et ça, je ne pouvais le montrer que dans les années 1990, parce qu’aujourd’hui, même en vous rendant dans les villages les plus reculés, vous voyez que les gens portent des tee-shirts, ce moment-là n’existe plus.
Concernant votre seconde question, sur l’émancipation des jeunes filles… Oui, les gens peuvent circuler plus librement, ils peuvent consommer bien plus de culture américaine et occidentale, par exemple avec Amazon et Netflix. Les mères travaillent, les filles sont scolarisées et font des études supérieures. Et en même temps, ça reste profondément inégalitaire. Preeti, qui a pourtant 18 ans de moins que moi, pensait que j’écrivais son journal intime avec ce film. Ça nous fait comprendre qu’au cœur de tout ça, la honte autour de la sexualité des jeunes femmes, de leur corps, de leur désir, est encore très présente.
On pourrait croire que la maman est dans l’ambiguïté avec le jeune homme, or en fait, on a l’impression qu’elle cherche simplement à attirer un peu d’attention sur elle…
ST : Les humains sont compliqués et souvent, il y a plus d’une seule intention dans nos actes. Cette mère a une intention claire, donner à sa fille plus de liberté qu’elle n’en a eu, elle. C’est pour ça qu’elle autorise sa fille à voir ce garçon à la maison ou l’inciter à s’acheter une jupe.Elle veut aussi la protéger parce qu’elle sait qu’elle sera responsable si ça tourne mal. Alors elle dit de laisser la porte de la chambre ouverte. En même temps, c’est une femme qui ne reçoit pas tant d’attention, que ce soit de son mari ou de sa fille, c’est pour ça que ce jeune homme qui lui demande comment était l’école, la vie, qui s’intéresse à elle en tant que personne, ça la touche. Il y a comme un déclic, en elle.
Cette mère est tout ça à la fois, et ça la rend ambiguë. Par moments, c’est cette facette, par moments, c’est l’autre. Et parfois même ça peut changer très vite.
N’est-ce pas aussi une émancipation de la maman, par sa fille interposée ?
ST : Pour moi, ce sont deux générations de femmes, qui ont chacune leur combat à mener face aux contraintes de la société. Cette mère n’était pas autorisée à éprouver du désir, ni à s’amuser. Elle est clairement dans un mariage insatisfaisant, donc c’est la manière qu’elle se choisit de bénéficier d’un peu de jeunesse.
N’y a-t-il pas aussi derrière une forme de rivalité mère-fille ?
ST : Les femmes sont une fierté dans la société, elles sont valorisées pour leur jeunesse et leur beauté. Quand elles vieillissent, elles perdent tout ça et nous les valorisons moins. Pour moi, cela crée un environnement où il est impossible d’avoir de la valeur. C’est un peu triste de voir les femmes plus jeunes valorisées dans ce à quoi les autres n’ont plus droit. Et puis, nous ne sommes pas dans un monde où la liberté est totale pour les femmes. Ce n’est toujours pas un monde où elles sont égales aux hommes. Nous sommes quand même encore dans un monde patriarcal. La jeune génération, heureusement, a plus de liberté que la génération de leurs mères, et quand les mères voient cela, bien sûr elles sont heureuses pour leurs filles, mais elles se sentent aussi un peu tristes, en colère, de ne pas avoir eu droit à la même chose. Cette rivalité, c’est assez logique qu’elle apparaisse, dans ce contexte.
Au début, on craint qu’il ne la manipule puis on se dit que ça ne pourra pas marcher et qu’elle sera nécessairement déçue. Pourquoi avoir choisi une histoire dont, de toute façon, on sait qu’elle ne peut pas marcher ?
ST : Vous savez, depuis le tout premier brouillon de ce scénario, avant même de savoir exactement ce que j’allais écrire, le garçon partait et la fille était laissée avec sa mère. Et ceci est devenu le fil conducteur de l’histoire que je souhaitais raconter. Ce n’est pas une histoire d’abandon entre la fille et le garçon, mais une histoire entre une mère et sa fille. En tant que femme, j’ai aussi rencontré ce genre d’hommes. Le genre super charmant, ce qui n’est pas forcément mal. Mais il aime charmer, il aime sentir qu’il plaît, il peut comprendre facilement comment fonctionnent les gens pour obtenir ce qu’il veut, et il n’a pas besoin de se soucier de grand-chose autour de lui. J’ai l’impression que c’est peut-être même un rituel de passage, de vivre ce genre de relations et de se rendre compte ensuite que ce genre de charmeurs, non merci, je n’en veux pas. Bien sûr, parfois, on l’apprend beaucoup plus tard. Mais quand vous écrivez, vous pouvez choisir vos personnages et les faire plus sages que d’autres. Alors pour moi, c’était très important qu’elle vive ça.
J’ai grandi avec une telle honte autour de la sexualité, que quand j’ai eu un petit-ami au lycée, je l’ai caché à ma meilleure amie parce que je craignais qu’elle me juge. À cause de tout ça, il était primordial pour moi d’écrire un film où ni le scénario, ni la réalisation aient la honte comme ressort de l’histoire.
Mira est étonnante, elle parle très naturellement de la sexualité et en même temps, elle l’aborde de manière clinique, intellectualisée, comme une matière scolaire parmi d’autres. C’est surprenant…
ST : J’ai pensé que Mira, qui est cette étudiante première de sa classe, qui planifie tout, voudrait très probablement apprendre la sexualité de la même manière. Qu’elle voudrait prendre des notes, faire des recherches, et qu’elle se voudrait incollable sur le sexe, comme en mathématiques à l’école.
Dans le cinéma indien, souvent, les femmes qui sont sexy sont malveillantes. Ce n’est pas le genre de femmes qu’on épouse. La femme qu’on épouse est discrète, modeste et parfois, la sexy doit devenir modeste pour se rendre épousable. Pour moi, il était très important de créer un personnage qui sache aimer, qui soit forte et sage, mais qui ait aussi une vie sexuelle.
Pour filmer cet éveil sexuel de la jeune fille, comment avez-vous fait pour créer cette confiance, cette complicité ?
ST : Il y a beaucoup de personnes dans une équipe de tournage qui peuvent faire leur travail en amont et se préparer à l’écart, par exemple pour les costumes, mais les acteurs doivent faire leur travail en direct, devant vous, à l’instant T. Même quand il ne s’agit pas de scènes intimes, c’est très angoissant. Vous êtes vulnérable, vous êtes sur le plateau, tout le monde vous regarde… Je veux être très protectrice avec mes acteurs. Et pour les scènes intimes, en particulier parce qu’il y avait une jeune fille, je savais que nous avions à anticiper un certain nombre de choses pour la mettre à l’aise. L’une était de travailler en équipe réduite sur le plateau, l’autre de s’organiser pour qu’il n’y ait que des femmes lors du tournage de ces scènes. C’est un point qu’il nous fallait préparer longtemps, parce que les équipes de tournage sont quand même majoritairement masculines, partout dans le monde, et donc en Inde. Il faut du temps pour recruter plus de femmes, le plus de femmes possible, vous pouvez multiplier par deux ou trois le temps passé au recrutement. Et là, nous avons réalisé que dans certains domaines, il était impossible de trouver des femmes à la technique. Il a été impossible de trouver une seule femme éclairagiste.
Alors nous avons mis en place une formation, appelée Undercurrent lab, pour les femmes qui souhaitaient se former à l’éclairage au cinéma. C’était une idée de la coproductrice, comme nous ne pouvions pas trouver de femmes, elle a suggéré qu’on organise une formation, ce qui est tellement merveilleux ! Et complètement angoissant, parce que nous n’avions aucune idée de comment organiser une formation… Nous, nous réalisons des films ! Mais nous l’avons fait, 40 femmes ont postulé, ce qui est vraiment génial, nous en avons formé 9 et l’une d’entre elles était sur le plateau. À chaque fois que nous avions une scène où la sexualité entrait en jeu, nous avions une femme qui pouvait être sur le plateau pour s’occuper de la lumière.
Était-il important que le garçon ait suivi ses études ailleurs ?
ST : Oui. Je pense que oui parce qu’il a plus d’expérience, il a voyagé, il connaît le monde extérieur, et lorsqu’il revient en Inde, qu’il arrive dans cette école, il la voit un peu comme quelque chose de provincial, avec un regard plus étriqué. Il ne se soucie pas autant du jugement des autres, comme les amis de Mira. Et cela permet aussi à Mira d’explorer la sexualité avec lui, parce qu’il n’a pas la même étroitesse d’esprit sur le sujet. La scène avec le télescope est, en ce sens, une illustration du fait qu’il propose un autre regard, une autre perspective.
Bolly&Co du 21 août 2024