France
Artiste, réalisateur
Ni le Ciel ni la Terre, Braguino, Goutte d’Or
Révélation de la Semaine de la Critique cannoise 2015 avec son premier long Ni le ciel ni la terre [+], Clément Cogitore a opéré un retour spectaculaire en séance spéciale de la même section parallèle au 75e Festival de Cannes avec son second opus, Goutte d’Or.
Cineuropa : D’où est venue l’idée d’une histoire centrée sur médium ?
Clément Cogitore : J’ai longtemps vécu dans le quartier de la Goutte d’Or, à Paris, cela me fascinait et cela m’a évidemment inspiré le film. À partir de ce geste très simple, presque un cliché du quartier, de ces gars qui distribuent des tracts pour des médiums au pied du métro à Barbès, l’idée m’est venue de faire commencer l’histoire là. Mais je voulais surtout travailler sur un personnage qui est dans la manipulation des informations, qui joue sur les systèmes de croyances.
Ce qui m’intéresse beaucoup dans mon travail, c’est le lien entre la fiction et la croyance, comment cela s’infiltre dans nos vies et quelle place cela prend. J’avais donc envie d’un personnage très manipulateur, difficile à juger, qui se retrouve tout d’un coup pris à son propre jeu et qui se met à avoir de vraies visions ou tout du moins à attraper des informations d’une manière irrationnelle, ce qui va lui faire se poser soudainement des questions sur le sens de son métier et surtout faire s’écrouler tout son petit commerce de la consolation et de la voix des morts.
Vous êtes-vous beaucoup documenté ?
Oui, mais j’ai gardé très peu d’idées sur le côté médium car les médiums que j’ai trouvés travaillaient mal selon moi : l’esbroufe était trop visible et cela aurait plutôt donné une comédie folklorique, ce qui ne m’intéressait pas du tout. J’ai donc abandonné la documentation et j’ai travaillé longtemps en me disant : et si moi, je me mettais à faire ce métier avec les outils dont je dispose aujourd’hui, comme je le ferai du mieux que je peux ? Petit à petit, j’ai donc commencé à construire le système du personnage. La documentation est plutôt venue sur autre chose, comme pour les enfants migrants vivant à la rue, ce qui s’est vraiment produit ; ce n’est pas l’histoire du film elle-même évidemment, mais elle est nourrie d’énormément de détails du quartier et d’interactions des gamins entre eux et avec le quartier.
Le film se déroule en très grande partie de nuit. Pourquoi ce choix ?
Nous avons effectivement beaucoup filmé la nuit, sur les lieux mêmes du scénario et le tournage n’a pas toujours été simple. Il y a un état de la ville qui raconte aussi un état du monde à cet endroit là, de telle heure à telle heure, qui est assez flottant, instable, imprévisible, qui allait assez bien avec ce que je voulais raconter. Cela permettait aussi d’amener à des situations qui ne pouvaient se produire que de nuit, ce qui était également une manière de saisir quelque chose qui m’intéressait du point de vue de la mise en scène et de l’image. Dans le nord de Paris, puisque le trajet, c’est vraiment de Barbès à la Plaine-Saint-Denis en passant par la porte de la Chapelle, essayer de saisir quelque chose qui nous a très vite sauté au visage : ce qu’on raconte là, maintenant, de la ville, ce que l’on capte, n’aura sûrement plus rien à voir dans dix ans. Quand on pose sa caméra à un endroit, on fige un temps de l’histoire de cet endroit, surtout dans un quartier en mutation qui n’était pas comme cela avant et qui ne le sera pas après. C’est presque quelque chose qui se racontait malgré nous dans les images qu’on enregistrait.
Quid du parti-pris de ne jamais lâcher d’une semelle le protagoniste ?
Dès le scénario, c’était sûr que le personnage allait être de tous les plans. On passe par le quartier pour rentrer, mais c’est avant tout son histoire et il y a très vite des va-et-vient entre la Goutte d’Or et la périphérie de Paris. Je pensais que la ville allait être plus présente à l’image mais très vie le personnage et l’acteur (Karim Leklou) ont attrapé l’histoire ce qui fait que cela a été plutôt tourné en serré avec le personnage tout le temps à l’image dans une distance presque documentaire.
Quel équilibre ou déséquilibre souhaitiez-vous obtenir entre un portrait psychologique, un portrait de quartier, un portrait social (et même de la situation de la migration), le tout avec du genre puisqu’il y a un cadavre ?
Ce sont des réglages assez fins, plutôt de scénario. Au début, les choses qui arrivent paraissent grossières, puis avec le travail d’écriture et de réécriture elles se tissent les unes avec les autres, on camoufle certaines choses qui apparaissent comme du sous-texte, d’autres se révèlent de manière plus visible. Il y avait autour de la trajectoire du personnage des choses que je voulais raconter de cet endroit, de ce quartier de Paris maintenant, où il y a une forte tension, une forte précarité, de la manière dont la violence traverse aussi la ville et, de façon assez centrale, des êtres humains face à la mort et des récits consolateurs qui l’accompagnent.
Dans votre premier long, il y avait du fantastique, là on l’effleure. C’est un goût ?
Oui. En tant que spectateur, j’ai besoin que quelque chose me manque et que le cadre, le récit, la mise en scène, travaillent autour de ce manque. Les personnages essayent de le délimiter ou de le mener. Dans Ni le ciel ni la terre, c’était l’absence, la disparition, là c’est plutôt un corps qui arrive pour lequel on n’a pas vraiment d’explication sur comment il a été retrouvé. Le personnage réussit à attraper des bribes d’éléments, mais cela reste une énigme. Pour moi, c’est un moteur fondamental qui me met au travail : construire des énigmes et ne pas chercher à les résoudre, mais à les énoncer le plus clairement possible.
Un cinéaste, c’est aussi un médium.
Il y a, c’est sûr, une métaphore, avec ce personnage car un cinéaste cela peut aussi être un raconteur d’histoires au sens assez large. À quel moment est-il dans la pure manipulation et l’escroquerie et à quel moment ce qu’il dit est-il une manière de consoler ou en tous cas que le récit permette d’accompagner, afin d’aider aider les hommes et les femmes à tenir à peu près debout ?
D’après Cineuropa