Pologne
Réalisateur, scénariste
Varsovie 83, une Affaire d’Etat
Découvert avec The Last Family (2016), Jan P. Matuszynski a réalisé pour Canal+ la série The King, tout en enseignant la mise en scène et la direction d’acteur à l’école Krzysztof Kieslowski de Katowice. Dans Varsovie 83, le cinéaste de 38 ans retrace les manœuvres politiques qui tentèrent d’étouffer la vérité après le décès du lycéen Grzegorz Przemyk, battu à mort dans un commissariat de la capitale polonaise, en 1983. Un film très impressionnant qui fait de la reconstitution historique un véritable travail sur la mémoire.
Votre film montre la dureté du pouvoir communiste dans la Pologne du début des années 1980, alors sous emprise soviétique. Pourquoi avoir voulu aborder ce sujet aujourd’hui ?
Pour moi, Varsovie 83 raconte différentes histoires. En lisant le livre de Cezary Lazarewicz que j’ai adapté [traduit en anglais, Leave No Traces, the Case of Grzegorz Przemyk, ndr], j’ai surtout ressenti la peur. Ma première motivation a été de transmettre ce sentiment. L’histoire du jeune personnage principal, qui va mûrir et entrer dans l’âge adulte, est très importante également. J’ai aussi voulu montrer quelque chose que je n’avais jamais vu au cinéma, comment le système politique du début des années 1980 s’organisait de la base au sommet, des agents du bureau de sécurité au ministère de l’Intérieur jusqu’au général Jaruzelski, qui dirigeait le pays. Quand j’étais à l’école puis au lycée, les cours d’histoire s’arrêtaient à la Seconde Guerre mondiale. L’histoire de Grzegorz Przemyk n’était donc jamais abordée. La raconter était aussi un moyen pour moi de traiter de l’histoire récente de la Pologne.
Une fameuse phrase de Churchill m’a hanté pendant tout mon travail : « L’Histoire est écrite par les vainqueurs. » J’y pense souvent, par exemple, lorsque je vois que dans les livres d’histoire publiés aujourd’hui en Pologne le nom de Lech Walesa [chef de file du syndicat dissident Solidarnosc à l’époque communiste, puis chef de l’État après l’effondrement de l’Union soviétique, ndlr] a été effacé alors qu’on trouve celui de Lech Kaczynski [président de la Pologne de 2005 jusqu’à sa mort en 2010, et frère jumeau de Jaroslaw Kaczynski, président du parti conservateur Droit et justice aujourd’hui au pouvoir, ndr]. Il ne s’agit donc pas simplement de savoir si ce film est contre le système communiste. Il ne veut en tout cas juger personne. C’est une méditation sur la liberté d’expression et aussi sur la liberté d’interprétation, puisque c’est au spectateur de se faire son opinion.
Varsovie 83 sort en France alors que la guerre sévit en Ukraine. Certains spectateurs mettront peut-être en parallèle le pouvoir autoritaire de la Pologne que vous décrivez et le retour d’une toute-puissance soviétique inhumaine. Que pensez-vous de ce télescopage entre votre film et la réalité d’aujourd’hui ?
Après la première présentation de mon film à la Mostra de Venise, en septembre 2021, j’ai évité de faire des commentaires en lien avec le contexte politique actuel, toujours pour laisser un espace de liberté au spectateur. Mais la situation en Ukraine a tout changé. Quand j’ai appris qu’en Russie, on pouvait être condamné à quinze ans de prison pour avoir dit la vérité, la réalité s’est mise à coller à mon film. Il est devenu plus important à mes propres yeux.
Plus politique ?
Oui, car la première chose qui meurt dans une guerre, c’est la vérité. Raconter des histoires du passé permet de comprendre ce que nous vivons aujourd’hui. En Pologne, mon film a été perçu comme un commentaire sur la vie politique actuelle, notamment sur la réforme de la justice. Je montre comment le pouvoir polonais a créé une affaire politique en voulant étouffer la vérité. Cette réalité du début des années 1980 s’est répétée, elle est toujours présente et toujours politique.
On peut trouver d’autres illustrations de l’abus de pouvoir des policiers et de la volonté d’étouffer la vérité pour ne pas salir le pouvoir. Beaucoup d’interprétations de mon film sont possibles dans le contexte de manipulation de la réalité que nous vivons. Je peux imaginer que certains spectateurs verront dans Varsovie 83 un écho aux algorithmes qui régissent notre monde et nous imposent nos choix, les chansons qu’on va écouter et les infos qu’on va recevoir.
En Pologne, votre film a-t-il dérangé ?
Quand j’étais au montage, j’avais peur que quelqu’un arrive et me dise que mon film ne pourrait jamais sortir, comme cela pouvait se passer dans les années 1970 et 1980 en Pologne. Mais je n’ai pas été victime d’attaque politique et Varsovie 83 a été très bien accueilli par les critiques. J’ai rencontré des gens qui ont vécu cette époque et m’ont raconté qu’ils avaient le sentiment d’être revenus dans le passé en voyant mon film. Et des lycéens qui n’ont pas connu les années 1980 m’ont dit qu’ils avaient découvert une réalité d’avant. Ce film est donc une machine à remonter le temps.
En Pologne, tout le monde connaît le nom de Grzegorz Przemyk mais c’est seulement quand le livre de Cezary Lazarewicz a été publié, en 2016, qu’ont été révélés les détails de son histoire. Je crois que les gens qui se souviennent de ces événements pensent surtout à la messe célébrée par le prêtre Jerzy Popieluszko, qui a été assassiné par le service de sécurité un an plus tard. Dans le livre, une personne liée au pouvoir de l’époque émet l’hypothèse que si, après la mort de Grzegorz Przemyk, la justice avait été rendue, les services de sécurité n’auraient pas osé assassiner le père Popieluszko.
Varsovie 83 rappelle une réalité sombre, mais son existence même n’est-elle pas un message d’espoir ?
Je pense que mon film donne envie d’agir. D’abord parce qu’il ne peut pas nous laisser indifférents. Et parce qu’il nous aide à comprendre ce qu’il s’est passé et nous permet d’en tirer des conclusions pour que cela ne se reproduise pas. La question de la mémoire me paraît de plus en plus importante. L’Histoire nous apprend énormément.
Frédéric Strauss pour Télérama du 04/05/22.