France
Réalisateur, scénariste
Oranges Sanguines, La Meilleure Version de Moi-même
Quel a été le point de départ du projet Oranges sanguines ?
Jean-Christophe Meurisse : J’ai construit mon regard, mon langage avec des comédiens, ma troupe des Chiens de Navarre, mais on peut dire que c’est juste la forme. J’ai écrit le scénario d’Oranges sanguines en partant de faits divers dans le monde, notamment cette histoire avec Louise, la jeune fille, qui est une histoire réelle. En 2015 aux États-Unis,
une jeune femme pour se venger de son violeur, récidiviste, lui a fait manger ses testicules, après les avoir mises au micro-ondes pour les ramollir. Je me suis dit que c’était une image très cinématographique, en me demandant si ça éclatait par exemple. Au-delà de la portée politique puissante, du combat légitime contre la domination masculine – une femme peut être plus barbare qu’un homme et c’est une réponse terrible – j’étais intéressé par cette image très cinématographique. Ça a été une première pierre, et j’ai voulu construire un personnage qui décidait de se réparer immédiatement, d’être tout de suite dans la résilience.
On parle donc d’un film et de personnages qui s’inscrivent avec force dans le réel ?
J-C. M. : J’ai travaillé comme ça pour les autres histoires aussi, notamment la vague de suicides de seniors surendettés par des crédits revolving et qui ne s’en sortaient pas. Et plutôt que de céder leurs maisons à des créanciers, ils se suicidaient. Il y en a eu beaucoup en Europe dans les années 2010. Ça m’a touché personnellement et intimement, et je voulais le mettre en contraste avec la fraude d’un homme de pouvoir. Avec ces trois éléments j’ai écrit des personnages, un scénario, j’y ai mis du cinéma, mon langage et l’esprit des Chiens de Navarre, et ça a été le début de ce film. Oranges sanguines parle du monde. La colère et l’indignation, c’est un moteur chez moi, depuis toujours, face aux incohérences et aux vices de notre monde. On dit que mon film est violent, mais ce n’est pas moi, c’est le monde qui est violent. C’est la fameuse phrase de Van Gogh, « c’est pas moi qui suis triste, c’est le monde qui est triste ». C’est un portrait indigné de notre monde contemporain.
Quelles sont les parts d’écriture et d’improvisation ?
J-C. M. : Mes comédiens acceptent cette règle du jeu, je les laisse improviser pour rester surpris, car si je le suis, que les comédiens le sont aussi, alors les spectateurs le seront aussi. J’aime bien ce jeu, un jeu naturaliste avec de multiples intentions, où ils choisissent leurs mots. J’ai mon scénario et mes projections, mais je cherche à ce que ces projections soient dépassées, elles ne suffisent pas en elles-mêmes. C’est grâce à l’acteur qui accepte d’employer ses propres mots que ces projections vont être dépassées. Je peux m’en tenir à mes dialogues et mes virgules, mais je m’ennuierai au final. Et je ne fais pas ce métier pour m’ennuyer, au contraire. J’ai une planète, mon acteur a la sienne, et on en crée une troisième ensemble. C’est ce qui se passe avec tous les artisans de ce tournage-là. C’est une philosophie de travail.
Votre film est radicalement différent de ce que le cinéma français propose couramment, comment envisagez-vous sa réception ?
J-C. M. : Oranges sanguines va avoir une vie difficile. Comme il perturbe beaucoup de codes, personne n’est rassuré, les exploitants par exemple. J’arrive brusquement dans la cour, « la cour » dans tous les sens du terme. Et quand on fait quelque chose de différent, il y a toujours un rejet. C’est pas tant la question du politiquement incorrect qui m’interpelle, mais la réaction face à mon film. Ça ne tient qu’aux gens qui le reçoivent, de dire si c’est correct ou incorrect. C’est une question complexe. Mais le plus important reste le contenu, ce qu’il dit. Je ne suis pas dans les codes habituels, on ne peut pas dire que c’est totalement une comédie, ou trouver un ton particulier, il y a tous les registres dedans. C’est un film caméléon, parce que je suis moi-même comme ça quand je tourne. Je veux rire, désirer, avoir peur, toutes ces émotions que je cherche pendant le tournage et le montage, elles se retranscrivent dans Oranges sanguines. Plusieurs tons, plusieurs genres, et logiquement on ne sait pas trop quoi faire avec ça, et ça crée des difficultés pour le classer.
Ça chiffonne en tout cas, mais est-ce l’informité du film ou son propos ? Je ne sais vraiment pas. Et en tout cas je m’en fous, comme dirait l’autre : « ça m’en touche une sans faire bouger l’autre ».
Sortir des codes, proposer une expérience unique, c’est votre définition de l’oeuvre artistique ?
J-C. M. : L’art est fait pour ça, pour déranger. Ce n’est pas une continuité de l’éducation nationale, c’est une pratique pour déranger, perturber, éveiller, se rendre compte, être ému. Si une oeuvre d’art réussit à faire ça à celui qui la regarde, c’est déjà réussi. Et moi je veux rester l’idiot du village, je ne veux pas me transformer en personnage politique. L’idiot du village quand il voit quelque chose d’effrayant il hurle, quelque chose de triste il pleure, quelque chose de drôle il rit à pleines dents. Les artistes sont comme ça, et moi en tant qu’artiste je propose un miroir, peut-être déformé, mais un miroir de la société.
Gardez-vous une séquence en mémoire, qui aurait été particulière à fabriquer ?
J-C. M. : Toutes les scènes ont quelque chose… La découverte des parents morts dans le lit, sur le morceau de Barbara, je ne savais pas comment j’allais la filmer. Avec cette caméra montée au plafond, on l’a improvisée au dernier moment avec le chef électro. Ce n’était pas drôle, ce qui est inhabituel dans mon travail, j’étais plutôt dans l’émotion profonde. Ça a été une séquence forte à tourner, on était très concentrés, et c’est un souvenir particulier. Je suis d’habitude dans un travail plus orchestral et plus improvisé, là c’était plus romantique, plus tenu, plus pictural, très mélancolique. C’est peut-être une nouvelle forme d’exploration des choses pour moi, pour la suite, on verra. La scène de dialogue entre Alexandre et Lilith aussi, ça a été une longue journée. Je savais que je voulais qu’elle s’effondre, qu’ils se prennent la main. Je voulais qu’elle ne mente pas, qu’elle veuille se donner la justice dans la vérité, et que lui pense à d’autres moyens. Mais je n’avais pas les mots. Ça s’est fait en quinze prises, dans un état émotionnel très fort chez Lilith, qui est une immense actrice. J’étais perturbé, parce que je n’étais pas entièrement satisfait de mon plan large, je voulais vraiment les perdre dans un cadre immense, comme dans un dessin de Sempé. Mais je me rends compte que cette formalité-là marche très bien au final. Après, j’aime toutes mes scènes, comme une portée de chiots.
Est-ce que vous avez des films qui vous ont inspiré pour Oranges sanguines ?
J-C. M. : J’avais beaucoup aimé Les Nouveaux Sauvages, son côté indigné et pulsionnel. J’aime beaucoup les plans de Roy Andersson, auquel je ne ressemble pas, mais j’aime ces personnages perdus dans des plans très larges, l’aspect composition de tableau. Le jeu naturel et improvisé qu’on peut trouver chez Cassavetes et Pialat aussi. Je préfère faire une séquence longue que quatre séquences de dix secondes où on multiplie les axes, et où on ne raconte rien. J’essaye dans mon cinéma d’aller à l’essentiel, il y a très peu de scènes où « il sort du café et va rejoindre sa voiture », où le cerveau respire.
Je ne vends pas une publicité Coca-Cola, j’ai pas besoin que le cerveau respire. Je vais à l’essentiel et je reste longuement s’il y a besoin, si quelque chose se passe, s’il y a des choses à dire.
L’idée est de rester dans l’essentiel, et avoir cinquante séquences plutôt que cent cinquante. J’aime que les choses vivent, et pour vivre il faut que ça soit long, comme chez Pialat ou chez Kechiche. Et quand on improvise, il y a des durées qui se créent d’elles-mêmes. Quand on tire comme ça, quand on sort des durées habituelles, il y a quelque chose qui se passe dans l’émotion, dans l’écoute, la concentration. Il y en a sans doute qui décrochent, mais ça amène à autre chose. Et puis ça bouscule les codes d’aujourd’hui, celle d’une efficacité formatée, qu’on voit dans les séries par exemple.
Vous montrez un viol et en suggérez en autre pour montrer surtout la vengeance de celui-ci. Deux séquences très différentes mais qui disent ensemble la nature d’Oranges sanguines ?
J-C. M. : Oui, le viol d’une femme, on l’a vu mille fois au cinéma, alors j’avais envie de simplement le suggérer. Je préférais voir le viol d’un homme politique. Le viol d’un homme, ça complexifie la chose. Au début ce personnage de détraqué, c’est une forme de vengeur masqué, qui vient violer celui qui a volé, une espèce de vengeance sur un terrain encore drolatique. Mais c’est une manipulation, j’en fais exprès, on est encore dans une sorte de western spaghetti. Puis dans la réalité il rencontre une jeune fille et là ça devient très, très glauque. Je ne voulais surtout pas montrer le viol d’une femme, mais plutôt sa vengeance. Son viol ne m’intéresse pas, sa vengeance oui.
D »après l’interview de Marc-Aurèle Garreau pour Cinéséries.