Chine
réalisateur, scénariste, acteur
Train de Nuit, Black Coal, Le Lac aux Oies Sauvages.
Entretien avec Diao Yinan
On trouvait déjà des éléments de polar dans Uniform, et Black Coal était un vrai film noir dont vous intégrez les éléments au contexte chinois. Avec Le Lac aux oies sauvages, vous signez un vrai polar épique et ambitieux. Est-ce que justement le cinéma policier et plus spécifiquement de genre est selon vous une bonne porte d’entrée pour le spectateur vers les sujets sociaux et humanistes contenus dans vos films ?
Effectivement quand on parle du film de genre, ils ont toujours un message sur les phénomènes de société de l’époque à laquelle ils sont tournés
et quand on fait un film noir, un film de gangster, finalement, ces gangsters sont justement des personnes qui existent à cause des inégalités qui sont causées par le développement de la société, par les paradoxes qu’elle crée au cours de ces révolutions.
Et justement, est-ce qu’il y a ce type de film de genre, au message sous-jacent, qui a pu vous influencer dans la réalisation du film ?
En quatrième vitesse de Robert Aldrich. Il est très politique, puisqu’on parle aussi de nucléaire, c’est un des films qui m’a influencé.
En France on vous a vraiment découvert avec Black Coal et donc on pourrait penser qu’il y a une sorte de continuité avec ce mélange de polar et de récit social mais il semble que vous aviez l’histoire du Lac aux oies sauvages en tête bien avant Black Coal. C’est la possibilité d’avoir plus de moyens grâce au succès de Black Coal ou un déclic chez vous qui a permis de signer ce film plus spectaculaire, plus épique ?
Quand j’ai imaginé cette histoire, je trouvais la romance trop pure, trop naïve. Mais finalement, après le tournage de Black Coal j’ai lu un fait divers dont le déroulé était extrêmement proche de ce que j’avais imaginé et là je me suis mis sérieusement au scénario en me disant que cette histoire à laquelle je ne croyais pas avait du potentiel. D’autre part effectivement le succès Black Coal m’a ouvert de nombreuses opportunités et j’ai eu accès à des financements de manière beaucoup plus aisée. Ce sont les deux choses qui m’ont aidé à faire ce film.
On quitte l’atmosphère grise, cafardeuse et hivernale de vos films précédents pour quelque chose de plus coloré, urbain. Est-ce que le fait de tourner pour la première fois hors de votre région natale du Shanxi a joué dans cette rupture formelle ?
En fait, au départ tout est venu du climat que j’ai subi quand j’ai tourné Black Coal. Le tournage s’est déroulé, non pas dans ma province natale mais dans une autre région du nord-est de la Chine où il faisait très froid. Après ce tournage éprouvant j’avais un désir très fort de tourner dans une région plus chaude et j’avais en tête cette image de villages plus tropicaux, plus chauds du sud de la Chine. Je ne voulais plus voir ces paysages enneigés et par la suite lorsque j’ai réfléchi à l’histoire, c’est la figure de la baigneuse qui s’est imposée à moi. C’est un métier qu’on retrouve en bord de mer ou de lac et donc ce sont des paysages qui se retrouvent principalement dans le sud, et c’est cette volonté de changement qui a amené également cette évolution esthétique.
L’état d’esprit des personnages passe souvent chez vous par un lieu. Par exemple dans Train de nuit c’est le train, ici c’est ce décor incroyable du lac aux oies sauvages. Pourquoi ce choix ? Le lieu existe-t-il vraiment ou est-ce le collage de plusieurs décors différents ?
Non cela n’a pas été filmé au même endroit, ce sont différents espaces, différents lieux et ensuite on a tout harmonisé au montage.
En tout cas l’illusion fonctionne parfaitement…
Effectivement, c’était aussi un défi technique de pouvoir tout monter, de sorte qu’il y ait une continuité dans l’ensemble des lieux mais on avait 70 % du tournage qui s’est effectué au même endroit et ensuite 30 % dans des lieux à 200 km du lieu principal du tournage.
Par exemple est-ce que l’espace du lac et celui du zoo où les personnages croisent des animaux sauvages correspondent aux mêmes décors ?
Ce sont justement ces lieux qui ont 200 km d’écart. C’est la magie du cinéma de rechercher des décors qui parviennent à constituer un environnement homogène.
Il y a un va et vient constant des personnages entre individualisme et altruisme, sans que vous posiez un jugement sur eux. Par contre vous divisez les collectifs égoïstes inhumains (les gangsters se disputant des territoires, les policiers qui veulent gagner la prime de capture du héros) et l’altruisme qui passe par l’individu qui a ses raisons (le héros qui cherche à mettre sa famille à l’abri, la prostituée guidée par l’instinct de survie). Comment trouver le juste équilibre pour ne pas être manichéen ?
Effectivement dans un contexte de vie collective on est aveuglé, la réflexion est complètement paralysée, on a tendance à occulter la dimension rationnelle dans une logique de mouton comme on le voit avec les policiers, les voleurs mais aussi la scène de réunion à l’usine. Ce sont des phénomènes que je retranscris dans le film, un fil rouge commun à ces organisations que l’on n’a pas l’habitude de voir, soumises à un certain nombre de règles, après à savoir si celles-ci sont justes… A l’inverse quand l’être humain est seul, c’est le moment où son esprit est le plus fort, le plus à même de se confronter à l’univers. C’est le meilleur moment pour faire face, je dis cela par expérience de vie et en effet mes protagonistes masculins et féminins sont tous les deux très seuls. Leur rencontre leur permet d’atteindre une plus haute valeur morale
Est-ce que le fait de se situer aux extrêmes, dans la puissance du collectif ou à la marge sociale, exacerbe finalement ces attitudes ?
Certes ils se situent dans les extrêmes, ce sont des marginaux face à la classe moyenne ordinaire, mais cela reste des êtres humains prêts à tous les moyens pour survivre, qui expriment sans doute quelque chose de plus vrai. Pour revenir à votre question sur cette idée d’exacerber l’altruisme ou l’égoïsme, est-ce que vous trouvez que j’utilise ces groupes de personnes pour mettre en avant ces sentiments ?
C’est plutôt une interrogation sur la situation sociale des personnages qui accentue leurs élans positifs d’entraide, ou d’extrême violence dans l’égoïsme.
Oui si l’on était avec des personnages de la classe moyenne, les comportements seraient moins directs. Ici nous sommes face à des personnages à bout, qui n’ont plus rien à perdre. Quand on commence à posséder des choses, on est finalement dans le contrôle de nos possessions, alors que mes personnages sont comme exclus de la civilisation, semblables à des animaux.
Il y a un travail impressionnant sur les atmosphères, le côté sensoriel, le jeu sur les bruits urbains ou naturels. Je pense au suspense lors de la scène de danse avant l’embuscade, ou ensuite la scène d’amour dans la barque. Ce sont des éléments déjà présents dans le script, que vous développez ou improvisez sur le tournage, ou qui se créent au montage ?
Oui je pense que pour qu’une œuvre cinématographique soit réussie, même s’il est compliqué de ne pas mettre de mots, le silence est très important. J’aime beaucoup ce procédé dramatique car nous étouffons nos sentiments et le non-dit en dit beaucoup plus long que ce qui est exprimé en mots. C’est la raison pour laquelle beaucoup d’émotions passent par le silence, le regard. La scène avec les danseurs aux chaussures lumineuses étaient déjà dans le script, mais la chorégraphie, la construction de la scène s’est faite sur place. Par contre pour la scène de la barque, l’espace était trop petit pour laisser place à l’improvisation. C’est un moment d’intimité où ils doivent répéter des gestes tendres dans un espace inhabituel, il fallait qu’ils se fassent confiance et suivent mes indications pour que la scène fonctionne.
Je reviens sur l’impressionnante scène des chaussures lumineuses, avec notamment ce plan de grue avec, lors de l’arrestation, les chaussures illuminant l’obscurité. Comment ce genre d’idées formelles vous vient ? Pour cette scène et de manière plus générale quelles sont vos inspirations ?
Pour la scène de danse c’est un véritable phénomène qui existe en Chine avec des jeunes qui se réunissent pour danser, parfois aussi se filment, publient les vidéos sur internet, se lancent des défis. J’ai joué là-dessus en m’inspirant de l’art contemporain, des installations, en essayant d’accentuer le côté surréaliste, en instaurant une atmosphère un peu cyberpunk.
On a découvert en France cette année d’autres films d’auteur chinois où l’on retrouve cette veine onirique rêvée, nostalgique, ce mélange des genres et travail sur la couleur. Je pense à Un grand voyage vers la nuit de Bi Gan, Face à la nuit de Ho-Wi Ding ou Les Eternels de Jia Zhang-ke. Est-ce qu’il y a une continuité, un courant actuel dans le cinéma d’auteur chinois ou alors ce sont les hasards de la distribution qui voient tous ces films arriver simultanément en France ?
En tant que réalisateur je ne m’attarde pas trop aux points de similitude avec les autres. En plus Bi Gan est beaucoup plus jeune que moi, donc je suis très content que vous me classiez dans la même catégorie que lui (rires).
Quel est votre moment de cinéma ?
Dans Désirs meurtriers de Imamura Shohei, il y a une scène où un homme fait ses adieux à une femme. Il est sur un quai de gare et elle, dans le train qui part. L’homme va poursuivre le train et la rejoindre à l’intérieur. Il la prend dans ses bras et la plaque contre la fenêtre où l’on aperçoit le paysage qui défile à toute allure en arrière-plan.
Propos recueillis par Justin Kwedi à Paris le 29/11/
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