Avec “Comme si de rien n’était”, Eva Trobisch s’empare de la question de la sexualité et du pouvoir. Rencontre avec la réalisatrice allemande, qui s’intéresse à la complexité des émotions et du désir et qui sait faire monter la tension à l’écran, pour mieux nous inviter à réfléchir.
Votre film aborde la question, souvent taboue, de la violence dans les relations entre hommes et femmes. Quel message voulez-vous faire passer ?
Aucun ! J’ai fait ce film parce que je n’ai pas de réponse toute faite aux questions complexes que soulèvent les relations entre les hommes et les femmes.
Comme si de rien n’était a été produit dans le cadre de ma dernière année d’études à l’école de cinéma de Munich, nous avons dû tourner avec très peu d’argent car la plupart des financiers ne comprenaient pas ce que je voulais faire. Ils disaient qu’il manquait un message. Et je leur répondais : si je savais quel est le message, je n’aurais pas besoin de faire ce film. Le cinéma, c’est explorer une réalité pour y voir plus clair qu’avant. J’ai mis en scène des personnages que j’aime beaucoup dans un système social où ils n’arrivent pas à faire ce qu’ils croient être bien. C’est un phénomène que j’ai souvent observé.
Votre film n’est pas lié au mouvement #MeToo ?
Non, je l’ai écrit avant que ce mouvement surgisse. Quand j’ai commencé à en entendre parler, j’étais en salle de montage et je me suis dit : mon dieu, tout le monde va me coller cette étiquette #MeToo ! Je crois que cela m’a à la fois servie et desservie. Les gens ont trouvé intéressant que mon film aborde des questions très actuelles. En même temps, le distributeur de mon film en Allemagne a tellement insisté sur un lien avec ce mouvement que certaines personnes ont sans doute été découragées de venir, elles ont pu se dire que c’était juste un film sur un sujet de société. C’était difficile pour moi d’être soudain placée en experte #MeToo. Comme si de rien n’était n’est pas un film sur le viol.
Votre héroïne est contrainte à un rapport sexuel qu’elle voulait refuser. Elle refuse de considérer cela comme un viol mais elle subit une réelle agression.
Du point de vue de la criminalité, ce qui se passe est un viol. Mais quand on se retrouve dans une telle situation, on ne peut pas s’en détacher tout d’un coup pour regarder ce qu’on est en train de vivre comme un représentant de la loi qui constaterait qu’il y a viol. On est pris dans des sentiments, on est prisonnier d’une dynamique, les choses ne sont pas si simples. Beaucoup de femmes m’ont dit : votre héroïne devrait être plus claire et dire non. Et je leur réponds : mais êtes-vous toujours très claires au moment où vous devriez l’être ? L’héroïne de mon film n’est pas en train de se dire : j’ai été violée mais je vais réprimer cette réalité. Elle essaie simplement de définir la situation par elle-même. Elle prend la décision de ne pas laisser quelques minutes de mauvais rapport sexuel prendre l’ascendant sur toute sa vie.
Mais elle entre alors dans des rapports conflictuels avec ceux qui l’entourent. Elle fait un mauvais calcul ?
Si c’est votre point de vue, je le respecte. J’ai voulu écrire le scénario avec plusieurs perspectives pour laisser place aux motivations des uns et des autres, et je constate que mon film peut être compris d’une manière très différente d’une personne à l’autre. Ce que je montre, c’est que cette jeune femme essaie de parler de ce qui lui est arrivé quand elle se retrouve dans un moment d’intimité avec sa mère. Mais elle entend aussitôt le discours alarmiste dont elle ne veut justement pas se satisfaire. Elle comprend que si elle se confie à son petit ami, il lui dira de refuser le job qu’elle essaie obtenir, car l’homme qui l’a agressée deviendrait alors un collègue de travail. Mais elle ne veut pas que sa vie soit gérée par ce qui lui est arrivé, elle veut pouvoir accepter ce job, donc elle ne dit rien.
Si Comme si de rien… n’est pas, pour vous, un film sur le viol, il pose la question du pouvoir dans la vie amoureuse comme professionnelle.
Les dynamiques du pouvoir m’intéressent. Au début du film, je montre une jeune femme qui se sent psychologiquement supérieure à l’homme avec qui elle va être contrainte à une relation sexuelle. Quand il se laisse aller à flirter avec elle, elle lui fait la leçon comme une maman face à un petit garçon. Il se sent rejeté, il essaie de se comporter d’une manière plus virile, puis il la supplie, rien ne marche, et elle devient agressive à son tour. Elle pourrait faire en sorte que tout s’arrête, mais il y a une forme de défi pour elle à faire comprendre à cet homme que, s’il est plus fort qu’elle physiquement, elle est plus forte que lui psychologiquement. Dans le scénario, la scène était décrite comme un combat : une fois que l’homme a eu ce qu’il voulait, il roule sur le côté, la femme se relève alors et l’enjambe, comme si elle sortait victorieuse d’un match de boxe. C’est la façon dont le pouvoir circule qui m’intéresse. Cette femme accepte de laisser un homme devenir violeur pour le punir.
C’est une série de pièges où tout le monde tombe ?
Il y a des pièges partout et toutes sortes d’énergies terribles, de la haine et du dégoût. Mais en même temps, cette femme et cet homme sont liés par quelque chose de particulier. On comprend qu’ils pourraient devenir proches, retrouver la confiance. Plusieurs dynamiques sont en jeu au même moment, ce n’est jamais uniquement la violence, il y a aussi de la tendresse. Les émotions, les désirs sont une affaire complexe. Après avoir vu mon film, beaucoup d’hommes m’ont dit qu’ils n’aimaient pas le personnage masculin, ils le trouvaient agressif. Est-ce que cela veut dire que d’autres formes d’agressivité sont acceptables dans notre société et qu’on ne condamne que la plus visible ? Il faut s’interroger.
Quelle est finalement votre opinion sur le mouvement #MeToo ?
Toute révolution est bien venue. Le fait que la parole ait été libérée est évidemment positif. Mais la façon dont le débat a pris forme ne m’a pas semblé intéressante. Il ne s’agissait que de nourrir une opposition très simple entre les mauvais hommes et les pauvres femmes. Je ne crois pas à cela. Je pense que nous devons tous chercher une solution ensemble car nous sommes tous manipulés dans ce système, femmes et hommes. Les hommes aussi sont victimes du patriarcat et des rôles dont ils sont prisonniers. Il faut retrouver une liberté ensemble, et non pas en s’affrontant.
Frédéric Strauss pour « Télérama » le 03/04/19