Nadir Moknèche

Né le 21 février 1965 à Paris

Franco-Algérien

Réalisateur

Le Harem de Madame Osmane, Viva Laldjérie, Délice Paloma, Goobye Marroco, Lola Pater

 

Nadir Moknèche : « Le problème numéro un de nos sociétés, c’est la condition des femmes »

Avec son nouveau film, « Lola Pater », le cinéaste aborde le thème difficile de la transsexualité dans une famille d’origine algérienne. Il a confié le rôle-titre à l’actrice française Fanny Ardant. On attend toujours avec impatience les films de Nadir Moknèche.

Fils d’un ouvrier algérien immigré en France en 1946, il n’a guère eu le temps de connaître ce père, disparu après un accident de chantier – une chute d’échafaudage – alors qu’il avait 3 ans. Il a donc passé son enfance et son adolescence en Algérie, où il est retourné avec sa mère, dans la commune d’El Biar, dans l’agglomération d’Alger. Jusqu’à ce qu’il décide, à l’âge de 16 ans, d’aller poursuivre ses études en France, puis aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Avant de retraverser régulièrement la Méditerranée pour filmer sa région d’origine. Il fut salué dès son premier film, en 2000, Le Harem de Mme Osmane, comme un réalisateur très prometteur, certains critiques parlant même d’un « Almodóvar algérien ». Il a depuis tenu ses promesses, et, de Viva Laldjérie à Délice Paloma et Goodbye Morocco, ses films ont tous été marquants. Son cinquième long-métrage, Lola Pater, est le premier qu’il tourne en France, avec une actrice principale de grande renommée, Fanny Ardant. Parce qu’il a décidé de s’éloigner de l’Algérie ?

Jeune Afrique : Votre avant-dernier film, Délice Paloma, sorti en 2007, n’ayant pas obtenu de visa d’exploitation en Algérie, vous aviez déclaré que vous ne vouliez plus retourner dans le pays de votre enfance. Est-ce toujours vrai ?

Nadir Moknèche : Je n’ai plus remis les pieds en Algérie depuis la fin du tournage de Délice Paloma, en août 2006. J’ai été très marqué par l’impossibilité d’y montrer mon film alors que j’avais jusque-là toujours tourné en priorité pour mes compatriotes, me considérant avant tout comme un cinéaste algérien.

Que s’est-il passé ? L’histoire de Madame Aldjeria, une mère maquerelle reine des petits trafics, a-t‑elle choqué les autorités ?

Les gens imaginent que le plus problématique, ce sont les scènes de sexe. Ce n’est pas vrai. Dans mon film précédent, Viva Laldjérie, il y avait des scènes d’amour et un contenu sexuel explicite. Or le film a pu sortir normalement, avec un visa d’exploitation, et on me dit qu’il est encore programmé de temps en temps. Alors pourquoi cette interdiction ? Délice Paloma devait être projeté au festival de Béjaïa, réputé être ouvert sinon contestataire, et cela a été refusé. Les autorités ont donc vu des choses qui ne leur plaisaient pas. À en croire certains journalistes, on aurait mal pris le fait que je me moque, à la façon de Buñuel, d’un personnage corrompu, ministre des Droits de l’homme et de la Solidarité. C’était, dans mon esprit, une sorte de gag, mais cela n’aurait pas été perçu ainsi. Par ailleurs, le film devait être présenté dans le cadre du programme « Alger ville arabe », si je me souviens bien, et il m’a été rapporté qu’il était suspecté de pouvoir porter atteinte à la sensibilité d’invités saoudiens. Pour quelle raison ? Là encore je ne sais pas. Peut-être, avant de le déprogrammer, n’a-t‑on vu que la bande-annonce du film, où un personnage dit à Madame Aldjeria : « On ne peut pas ne pas être sensible à une vieille putain comme vous. » Et où celle-ci répond : « Pas vieille. Juste putain. » Ce qui signifierait en tout cas que les Saoudiens passent avant les Algériens dans l’esprit des autorités. Mais je crois surtout que c’est, d’une manière générale, le ton sarcastique, persifleur du film qui n’est pas passé.

Plus de dix ans après, vous ne connaissez toujours pas avec certitude les raisons de la censure ?

Ça s’est passé à l’algérienne ! On ne me l’a jamais dit, et je ne le saurai jamais. En Égypte, où, au Festival international du film du Caire, la présentation du Harem de Mme Osmane avait suscité des remous, j’ai été confronté à une liste de griefs précis : on me reprochait d’avoir porté atteinte à l’islam en choisissant pour un personnage le prénom Sakina, qui se trouve dans le Coran, ou en faisant entendre un appel à la prière dans une scène où l’on voit un corps d’homme nu. J’ai pu répondre, me défendre. Rien de tel en Algérie. Et j’ai du mal à le digérer.

Avec Lola Pater, vous avez complètement changé de décor, et cette histoire de transsexuel ne semble pas s’adresser aux Algériens…

Entre-temps, j’ai tout de même tourné au Maghreb, mais c’était au Maroc pour Goodbye Morocco, en 2012. Je n’ai cependant, il est vrai, plus le désir de tourner en Algérie, ni envie de me battre pour rien. Mais ce n’est pas la seule explication pour ce film, produit et réalisé en France. J’avais très envie de tourner à Paris, qui est la ville où j’ai le plus vécu depuis plus de trente ans, qui est donc autant ma ville qu’Alger. Et cela m’a procuré beaucoup de bonheur.

Filmer Paris ou Alger, est-ce très différent ?

Assurément. Ça n’a pas été facile de tourner à Paris. On dit qu’elle est la Ville Lumière. Or ce n’est pas vrai. La belle lumière, quand elle est là, ne dure pas longtemps, dix ou quinze minutes et c’est tout. De plus, c’est une ville plate pour l’essentiel. À Alger, vous posez votre caméra n’importe où et il y a quelque chose à filmer, vous êtes dans un amphithéâtre. Et puis il y a la mer, d’un bleu exceptionnel. Mais j’ai aimé me confronter aux souvenirs de mes débuts à Paris, où, d’une certaine façon, je suis depuis toujours en repérage en m’y promenant à scooter. D’autant que, depuis la fin de la nouvelle vague, on ne filme guère la ville ; les réalisateurs vont le plus souvent en banlieue ou ailleurs. Filmer la Seine, les toits, les rues modernes ou anciennes, un hôtel à l’allure romaine en essayant de ne pas être banal, en évitant au maximum le haussmannien, voilà ce que je voulais faire.

Pourquoi ce sujet sur un transsexuel qui, après avoir disparu plus de vingt ans, retrouve son fils après la mort de son ex-femme ?

D’abord, vous pouvez remarquer que, si l’histoire se déroule surtout à Paris, elle se passe dans une famille algérienne. Ensuite, j’ai en effet rencontré à plusieurs occasions des transsexuels en France, notamment des transsexuels algériens, et cela m’a donné l’idée d’en parler. Mais le sujet principal du film, pour moi, ce n’est pas la transsexualité, c’est la relation entre le père, Farid, devenu la transsexuelle Lola, et son fils, Zino, qui ne l’a plus vu depuis qu’il était tout petit et qui le croyait disparu et même mort. Et j’ai simplement voulu situer ce rapport père-fils dans un milieu que je connais assez bien, pour pouvoir comprendre les personnages, m’identifier à eux.  Il y avait peut-être aussi un désir de provocation vis‑à-vis des Algériens et des machistes virils du Maghreb et des pays arabes, où règne une sorte d’apartheid, les deux sexes étant séparés, et les femmes, cloîtrées – je dis bien « cloîtrées » et pas « recluses ». J’avais envie de casser ce mur entre les hommes et les femmes, et de montrer au passage à quel point le problème numéro un de nos sociétés, c’est la condition des femmes, à propos desquelles on ne cesse de dire : « Ça, c’est interdit ; ça, c’est péché », etc.

La disparition précoce du père, c’est évidemment un sujet qui vous touche personnellement.

J’ai été miné par ce problème de l’absence du père. Notre petite cellule familiale à Alger était obsédée par cette question. Au quotidien. Ma mère avait peur, car il fallait qu’elle soit une espèce de chef de famille, et c’était très difficile à vivre. Jeune, je ne pouvais pas avouer que mon père était mort, je disais qu’il était en voyage. Il y a une insulte commune en Algérie qui est très violente et qui dit littéralement : « fils de la veuve ». Une sorte d’équivalent de « fils de pute ». Donc, s’identifier à Zino, me projeter dans sa trajectoire, fait sens. De là à savoir ce qui se serait passé si, imaginons, mon père était réapparu en femme… Comme Zino, j’aurais commencé par ne pas accepter cette situation. Puis, découvrant que « mieux vaut avoir un père vivant qu’un père mort », j’aurais, non sans amertume, tenté une réconciliation. Et sans doute été heureux…

Le fil directeur de votre œuvre, peuplée d’héroïnes, c’est en fait moins l’Algérie que la condition des femmes. Si elle s’améliorait, cela changerait tout ?

Cela réglerait énormément de problèmes. Je ne suis pas suédois avec pour obsession la nécessité de castrer l’homme, si l’on peut dire. Mais il faudrait mettre un terme à cette tension perpétuelle entre les sexes, qui empêche de respirer, aboutir à une virilité apaisée qui permettrait à chacun et en particulier aux femmes d’être heureuses. Dans le film, ce qu’il y a de plus subversif, c’est de montrer un personnage, algérien, qui choisit d’abandonner le modèle dominant pour aller vers le sexe faible. Une femme qui aurait changé de sexe, cela aurait été beaucoup moins dérangeant. Et le prototype de la femme libre et tolérante, c’est le personnage de Rachida, celui d’une de ces femmes qui ont quitté l’Algérie dans les années 1990 pour ne plus vivre sous l’oppression des hommes et des islamistes. Ce qui ne veut pas dire que les femmes ne sont pas aussi des agents de la domination patriarcale, qu’elles entretiennent. Comme le remarquait récemment un documentariste, les jeunes Maghrébins qui traversent la Méditerranée fuient bien souvent leur mère…

ar Renaud de Rochebrune pour Jeune Afrique

 

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