Né le 9 Novembre 1939 à Bobbio
Italie
Réalisateur, scénariste
Le Diable au Corps, Buongiorno Notte, Vincere, La Belle Endormie, Fais de Beaux Rêves
Marco Bellocchio, tout yeux, tout oreilles
Certains noms sonnent comme des défis. Voyez Marco Bellocchio, qu’un traducteur peu regardant franciserait en Marc Belœil : pas commode, au pays de Michel-Ange, de porter un patronyme qui en jette ainsi plein la vue.
L’Italien aurait-il, en toute inconscience, embrassé la carrière de réalisateur par égard pour les promesses inscrites sur son état civil ? Soixante-dix-sept ans après son certificat de naissance, le voilà gratifié d’une rétrospective à la Cinémathèque française, jusqu’au 9 janvier 2017, en écho à la sortie de son vingt-cinquième long-métrage, Fais de beaux rêves : de quoi se mirer en paix dans la glace – pari tenu, gageure soutenue.
Le risque, avec cette réussite spectaculaire, serait qu’elle obère l’autre sens roi chez Bellocchio : l’ouïe. Fin novembre, nous avons profité de l’oreille du maître, de passage à Paris afin d’y promouvoir ses jolis songes, pour lui glisser cette hypothèse : et si son cinéma s’écoutait autant qu’il se regardait, voire davantage ? Fais de beaux rêves en offre une démonstration retentissante, avec sa musique originale signée Carlo Crivelli, qu’entrecoupent des morceaux piochés dans des répertoires hétéroclites – comptine (Colchique dans les prés), chanson populaire italienne (Raffaella Carra, Gianni Morandi), hard-rock (Deep Purple), pop (Cyndi Lauper), techno, chants de supporteurs de football…
C’est en musique, du reste, que s’ouvre et se clôt Fais de beaux rêves : il s’agit là d’un « film à twist », au sens littéral du mot – on y danse du premier au dernier plan, comme dans un vieux rock’n’roll, cabrioles comprises. « La scène de twist inaugurale n’était pas prévue dans le scénario, elle m’est venue lors du tournage, indique le cinéaste. Elle permet de suggérer les ambitions déçues de la mère – devenir chanteuse –, d’évoquer son entente avec son fils, et d’annoncer la fête sur laquelle se termine le film. En cela, les chansons me sont très utiles : elles ne coûtent pas grand-chose, et, en quelques secondes, elles aident à situer une époque, un lieu, les rapports entre les personnages… Kubrick allait jusqu’à affirmer qu’il ne faudrait travailler qu’à partir de musiques préexistantes ! »
Charivari de notes et de mots
Tout cela est bel et bien, mais ne nous dit guère comment Bellocchio s’y prend pour trouver une harmonie au milieu d’un tel charivari de notes et de mots : « Avec l’âge, j’ai ressenti la nécessité de monter en parallèle les images et les sons, et non pas les unes puis les autres comme le veut la tradition, confesse-t-il mezza voce. Carlo Crivelli est suffisamment souple et rapide pour m’apporter, dans la salle de montage, une ébauche des thèmes que lui a inspirés le film. C’est très précieux. »
Si l’on met de côté Astor Piazzolla – une « merveilleuse exception » dixit Bellocchio –, qui lui a offert la B.O. d’Henri IV, le roi fou (1984), trois compositeurs se partagent sa filmographie : Ennio Morricone de 1965 à 1967, Nicola Piovani de 1972 à 1982, et Carlo Crivelli depuis 1986. « J’ai fait appel à Nicola pour Au nom du père (1972) car j’éprouvais le besoin de collaborer avec quelqu’un de plus jeune, de plus
Des corps qui tombent
A bien la déchiffrer, un autre leitmotiv revient sur cette partition : la figure de Giuseppe Verdi, auquel Bellocchio a consacré le documentaire Addio del passato, en 2002, avant de réaliser la captation de Rigoletto pour la télévision italienne, huit ans plus tard. « C’est un compositeur qui m’est familier, il est originaire de la même région que moi, l’Emilie, se souvient celui qui mettra en scène sa première œuvre lyrique, l’Andrea Chénier d’Umberto Giordano (1896), en avril 2017, pour l’Opéra de Rome. Enfant, à Bobbio, j’écoutais ses arias sur le gramophone familial. Ado, j’ai été ému aux larmes par le film biographique de Carmine Gallone, Giuseppe Verdi (1938), qui le montre dans un état misérable, après la mort de sa femme et de ses fils… Hélas, je me suis endurci, sourit-il, jusqu’à balancer dans un fossé le personnage de la mère de mon premier film, Les Poings dans les poches (1965) ! »
Réécoutons donc ce film matriciel, opportunément réédité en DVD : les chœurs enfantins dirigés par Morricone, qui font dissoner le Dies Irae ; le jeune acteur Lou Castel, qui vocifère de traviole La Traviata ; et tous ces corps qui tombent, déjà, comme des croches sur une page de musique. « C’est vrai, on hurle beaucoup dans mes films – de rage, d’amour, de folie… Le Cri de Munch m’a bouleversé, celui d’Antonioni aussi – tiens, encore l’histoire d’une personne qui saute dans le vide… Idéalement, ces hurlements devraient se transformer en quelque chose de plus délicat, de plus doux, de plus chaud. » Voilà peut-être la clé de son solfège, le refrain de sa ritournelle, repris film après film, chutes après chutes : faire entendre la part de chant qui réside en tout cri, et la part de cri qui réside en tout chant – grâce et gravité, admirablement accordées.
Aureliano Tonet « Le Monde » 28/12/2017