Leena Yadav

leena-yadav-890687_w1000Née le 6 janvier 1971 à Mhow (Madhya Pradesh)

Inde

Monteuse, productrice, réalisatrice

Shabd, Teen Patti, La saison des Femmes

Entretien avec Leena Yadav

Quelle est l’origine de La Saison Des Femmes ?

Petite fille, mes parents m’ont appris à juger et traiter les autres comme des êtres humains avant tout, sans tenir compte de leur sexe, de leur religion ou de leur caste. Ce film est ma réaction à une société misogyne qui traite les femmes comme des objets sexuels, dont le rôle se limite à servir les hommes. Si j’ai choisi d’écrire l’histoire de ces femmes ordinaires au destin extraordinaire, c’est pour donner à mes personnages féminins une voix qui observe, comprend et réagit. Nous sommes tous parfois contraints par la structure sociale à nous conformer à certaines normes ou valeurs, sans nous interroger sur leur signification ou les remettre en cause. Si les remettre en question fait de nous des hors-la-loi, eh bien tant pis !

Durant l’hiver 2012, j’ai sillonné le désert aride du Kutch, dans l’État indien du Gujarat, en quête d’histoires à raconter. Situé au nord-ouest de l’Inde, ce territoire reculé aux paysages impressionnants abrite deux millions d’habitants, répartis en petites communautés. La population est régie par d’anciennes « normes » patriarcales décrétées par le conseil du village, composé en grande partie d’hommes. J’ai été captivée par les paysages du Kutch, par son sol desséché et craquelé, et par ses femmes aux tenues chamarrées.
Mon histoire se passe dans le village imaginaire d’Ujhaas. Pour le film, nous avons inventé une langue qui mélange l’hindi à un dialecte local, le kutchi.

Quelles ont été vos sources d’inspirations pour créer vos héroïnes ?

Dans un village, j’ai rencontré une femme prénommée Rani. Elle nous a invités dans sa hutte et nous a raconté son histoire autour d’un repas préparé par ses soins. Devenue veuve à l’âge de quinze ans, elle a consacré sa vie à l’éducation de ses enfants. Son histoire était authentique, parfois même drôle. J’ai eu envie de la raconter quand Rani m’a pris la main et m’a confié : « On ne m’a pas touchée depuis dix-sept ans. J’ai enfoui tous mes besoins au fond de moi pour faire ce qui convient pour mes enfants. » Ses mots m’ont choquée et bouleversée. Qu’est-ce qui « convient » ? Est-il « convenable » d’ordonner à une enfant de quinze ans de passer le reste de son existence vêtue de noir, à élever seule les enfants qu’elle a eus très jeune suite à un mariage forcé ? Pourquoi lui a-t-on retiré le droit à la couleur et à tout contact physique ? Qui a décrété ces « normes » sociétales, et pourquoi Rani les a-t-elle acceptées ? J’ai gardé ce prénom pour mon personnage principal.
Un autre jour, une jeune femme s’est assise avec nous. Elle bavardait et riait en toute insouciance, mais son visage et ses bras étaient couverts de bleus. Quand j’ai enfin osé lui demander si elle allait bien, elle a minimisé le problème : « Mon mari travaille beaucoup, parfois c’est frustrant pour lui. Sur qui d’autre pourrait-il se défouler ? ». « C’est ma vie… parlons d’autre chose », a-t-elle conclu avec un grand sourire. C’est ce sourire qui m’a inspiré le personnage de Lajjo.

Dans ces régions rurales, en particulier, j’ai rencontré des femmes qui travaillent dur. Le jour, elles cuisinent, font le ménage, élèvent seules leurs enfants et effectuent des tâches agricoles éreintantes. Le soir, elles gagnent un peu d’argent supplémentaire en brodant à la lueur d’une lampe des étoffes artisanales, revendues à prix d’or dans les grandes villes. Ces femmes subissent un véritable lavage de cerveau. On leur fait croire que leurs efforts ne valent rien, que ce sont les hommes qui subviennent aux besoins de la famille. « Le pauvre, il travaille toute la journée et rentre fatigué le soir, c’est normal qu’il prenne un verre pour se détendre, » expliquent-elles pour excuser l’alcoolisme de leurs maris, souvent camionneurs saisonniers.
Les femmes de La Saison Des Femmes sont le fruit de toutes ces rencontres.

Votre film pointe du doigt, entre autres, le cercle vicieux de la misogynie…

Lors de nos repérages pour les scènes en extérieur, nous avons visité une bonne trentaine de villages aux environs de Bhuj, du Gujarat et du Rajasthan. On nous a interdit d’y tourner, car les villageois n’approuvaient pas qu’une femme (moi, en l’occurrence) dirige une équipe, porte des pantalons, ne se couvre pas la tête et parle ouvertement aux hommes. Contre toute attente, ce sont les hommes de la jeune génération, ceux qui sont aux commandes aujourd’hui, qui ont eu le plus de mal à accepter une femme émancipée comme chef d’équipe. L’un d’eux m’a dit : « Si une femme comme vous pénètre dans notre village, nos femmes seront perverties. » Cette expérience m’a inspiré le personnage de Gulab, le fils de Rani. Gulab a été élevé dans un univers patriarcal, où la misogynie constitue la « norme ».

Il est tout autant le produit de cet univers que son propagateur. En ce sens, Gulab est lui aussi une victime. Ses aînés lui ont transmis la colère et l’agressivité comme techniques de survie. On lui a inculqué que les femmes sont des objets sexuels, des possessions. Il se voit privé de douceur, de gentillesse et d’amour car il est « un homme ». Le plus tragique, c’est que très probablement, en grandissant, Gulab deviendra comme Manoj, le mari maltraitant de Lajjo.
Je connais des hommes qui battent leurs femmes comme le fait Manoj dans mon film, et des épouses qui supportent sans broncher leurs mauvais traitements, pour des raisons qui m’échappent. Ces hommes ne sont pas toujours des villageois illettrés, certains portent un costume, dirigent des entreprises et peuvent être de fins connaisseurs de vin. La relation entre Manoj et Lajjo s’inspire de ces relations fondées sur le sentiment d’impuissance du mari, qui l’extériorise en maltraitant la personne la plus proche de lui.

La musique tient une place très importante dans votre film…

Le travail avec Hitesh sur la musique du film a été une sacrée aventure ! Tout d’abord, nous avons déniché la voix brute mais bouleversante de Gaazi Khan au Rajasthan. Nous l’avons enregistrée dans un studio délabré de Jodhpur. C’est là qu’est née la chanson « Baaisa ». Cette chanson est une ode aux filles, mais paradoxalement, nous l’avons utilisée dans la scène où la toute jeune épouse est expédiée vers son nouveau domicile conjugal. Hitesh a ensuite composé « Maai » (« mère »), sur des paroles de Swanand Kirkire. Quand Hitesh a joué les premières notes de « Maai », j’ai tout de suite su que La Saison Des Femmes était entre de bonnes mains. Des chansons grivoises sur lesquelles danse Bijli, la prostituée, à la mélodie très émouvante de « Maai », Hitesh est toujours resté en communion avec l’âme du film à travers sa musique. Créer la bande originale dans sa totalité fut le fruit de longues discussions entre lui et moi. Il y a eu des désaccords, de la colère, du rire et parfois même quelques larmes… Mais nous avons toujours su que nous finirions par trouver le bon ton pour le film.

Comment avez-vous recréé l’ambiance électrisante de ces scènes de danse ?

Il était important pour moi qu’il y ait ce pendant festif au discours social que j’ai voulu faire passer dans mon film, sur la condition de la femme dans mon pays. Plus précisément, dans les scènes avec Bijli, la compagnie de danse que l’on voit dans le film reproduit une pratique très commune au nord de l’Inde, où des femmes montent sur scène pour émoustiller les spectateurs. Les paroles et les mouvements de leurs numéros sont à forte connotation sexuelle. Beaucoup de ces femmes sont aussi des prostituées. J’ai toujours été fascinée par ces danseuses itinérantes, qui sont paradoxalement bien implantées dans la tradition indienne. Le personnage de Bijli m’a permis d’explorer un aspect très intéressant de la sexualité. J’ai presque fait d’elle la voix de l’émancipation, puisque c’est la seule femme du trio à s’être aventurée hors du village, à connaître le monde extérieur. Elle m’a aussi permis de mieux comprendre Rani et Lajjo à travers son regard, puisque moi aussi je viens de l’extérieur.

Votre film mêle une analyse frontale de la société indienne avec la tradition du cinéma bollywoodien. Était-ce important pour vous que ces deux pans coexistent ?

En Inde, nous aimons les films et le cricket. C’est presque une obsession. Bollyood faire partie intégrante de nos vies et s’inspire de nos de vies, lorsque nous dansons et chantons à de multiples occasions. Nous nous exprimons quotidiennement grâce à la danse et à la musique. Je suis une cinéaste indienne et je n’aurais jamais pu faire un film sans ces éléments même si j’explore des réalités très violentes. Alors oui, arriver à cet équilibre, c’était simple et vital à la fois. Je ne me suis forcée à rien et n’ai rien recherché qui n’était pas en accord naturel avec l’histoire de ces femmes.

Comment produit-on un tel film en Inde aujourd’hui ?

C’est extrêmement difficile de trouver du financement pour un film comme La Saison Des Femmes en Inde aujourd’hui. J’aurais aimé que les choses soient différentes, que de tels films puissent trouver leur place dans l’immense industrie du cinéma indien et coexistent à côté du cinéma bollywoodien. Nous avons tous, moi en premier, pulvérisé bien des barrières pour faire exister La Saison Des Femmes. J’ai été soutenue par mon mari qui a endossé le rôle de producteur. J’espère juste que je pourrai montrer le film sans aucune censure en Inde.

Justement, quand le film sera-t-il distribué en Inde et comment pensez-vous qu’il sera reçu par les spectateurs ?

Nous devons encore soumettre La Saison Des Femmes au comité de censure. Nous construirons la stratégie de sortie lorsque nous aurons leurs retours. Les quelques personnes qui ont découvert le film en projections privées ont magnifiquement réagi. Alors… j’espère une réaction positive de la part de la censure.

Pensez-vous que le film créera des débats dans votre pays ?

Je le souhaite de tout cœur. J’espère que La Saison Des Femmes suscitera des conversations, des polémiques qui me semblent essentielles pour notre monde et pour nos vies aujourd’hui. Tous ces sujets ont été trop longtemps relégués aux oubliettes, cachés sous le tapis. Et les débats sont un premier pas vers le changement…

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