De Laszlo Nemes – Hongrie – 1h47 – VOST
Avec Geza RÖhrig, Levente Molnar, Urs Rechn, Todd Charmont…
Ambition et rigueur, voilà pour les caractéristiques évidentes de ce premier long métrage. Audace également, il en fallait pour s’attaquer au sujet de la Shoah, et une sacrée confiance en soi, l’enjeu étant de trouver une forme nouvelle qui permette de raconter l’horreur aux jeunes générations. Laszlo Nemes, jeune cinéaste hongrois, a choisi en effet de restituer le quotidien d’un des Sonderkommandos d’Auschwitz. Un choix saisissant, périlleux, d’autant que le film est une fiction relatant un parcours exemplaire: celui de Saul, un des prisonniers, qui dans un ultime sursaut, décide de donner une sépulture à son fils…
Grand Prix du Jury Cannes 2015
Critique Utopia du 21/10/15
Impressionnant tour de force d’un réalisateur hongrois de 38 ans qui signe là son premier film, Le Fils de Saul nous plonge au cœur du chaos, nous place dans les pas de Saul Auslander, un Juif hongrois interné en 1944 à Auschwitz et recruté immédiatement, de force évidemment, pour faire partie des Sonderkommando choisis par les SS parmi les déportés les plus jeunes et qui avaient pour terrible mission de réceptionner, souvent dès la descente du train, les malheureux, hommes, femmes, enfants qui ne se savaient pas encore condamnés. Les Sonderkommando devaient ensuite nettoyer les lieux de l’horreur.
Au cœur de cette inhumanité absolue, implacablement montrée dès la première séquence, un événement terrible va réveiller en Saul Auslander sa dignité. Parmi les dizaines de cadavres qu’il s’apprête à charrier vers les fours, il découvre un enfant encore vivant et Saul croit reconnaître en lui son fils. Son unique objectif va être désormais d’extraire le corps du garçon pour le sauver du four crématoire, lui donner une sépulture et un enterrement décents.
Le scénario est inspiré des témoignages des sonderkommando rassemblés postérieurement dans un recueil, « Des voix sous la cendre » qui avaient été cachés dans des bouteilles enfouies à proximité des fours crématoires et dont l’immense majorité des auteurs furent exécutés avant la libération des camps.
Laszlo Nemes, qui fut l’assistant du grand Bela Tarr (Les Harmonies Weckmeister, Le Cheval de Turin), a pris ce matériau à bras le corps et le porte à l’écran à travers une mise en scène fiévreuse, chaotique, mais sans ostentation indécente, utilisant la pellicule 35 mm pour donner à ses images un côté brut, refusant coûte que coûte que son film puisse être perçu comme esthétisant. Il montre l’horreur sans montrer la mort elle-même, la cantonnant dans un hors champ ou un flou qui suffisent à glacer le sang. Il oppose l’implacable efficacité de la machine nazie, nourrie par le renoncement de beaucoup, au courage obstiné et suicidaire d’un seul homme et redonne ce faisant une dignité à ces forçats au destin abominable, honnis de tous.
Grand prix du jury au Festival de Cannes 2015
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Critikat
Il sera difficile de reprocher à László Nemes un manque d’ambition pour ce premier long métrage sélectionné en compétition à Cannes et récompensé par le Grand prix. Ceci tant du point de vue du sujet que de la forme – et avec un tel propos il ne pouvait pas se passer de réfléchir à ces aspects formels. Le Fils de Saul se déploie comme un flux dans le chaos infernal d’Auschwitz-Birkenau en octobre 1944, lorsque les convois de Juifs hongrois étaient inlassablement déversés pour être anéantis dans des crématoires tellement remplis ras-la-gueule que des fosses attenantes bouillonnantes de graisses humaines furent improvisées. László Nemes choisit un aiguillon pour traverser ces événements ; Saul, membre du Sonderkommando, reconnaît son fils sous les traits d’un jeune garçon qui pousse encore miraculeusement quelques râles après l’action du Zyklon B dans la chambre à gaz.
Kaddish pour l’enfant…
Alors que la révolte collective s’organise – le soulèvement des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau – avec le soutien extérieur de partisans, Saul poursuit une sorte d’insurrection individuelle, vraisemblablement plus morale et spirituelle que véritablement religieuse. Elle consiste à offrir pour ce garçon une sépulture tandis qu’un rabbin dira le kaddish (la prière des morts dans le judaïsme). On apprendra que l’allégorie chemine religieusement sans doute au-delà de l’hypothétique lien filial pour introduire une relation entre un Sauveur [1] et un Élu.
Cet enjeu est une manifestation de la précision du film quant à la culture juive, à la fois populaire – la précision de la reconstitution linguistique, notamment en ce qui concerne les usages du yiddish – et savante. Ce fil scénaristique renvoie tout particulièrement à l’œuvre d’Imre Kertesz, l’écrivain hongrois récipiendaire du Prix Nobel de littérature en 2002, dont Clara Royer, co-scénariste, est une connaisseuse. Survivant de la déportation et notamment d’Auschwitz, Kertesz a notamment écrit Être sans destin, roman autobiographique sous le signe de l’expérience, et Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, dont Le Fils de Saul, par son titre, semble une inversion voire une conjuration. Dans cet ouvrage, l’écrivain s’adresse à l’enfant auquel il n’a pas voulu donner naissance ; il prononce ainsi le kaddish pour une progéniture à la fois non-née et morte.
Quête et agencement
Pour Saul, cette quête d’un absolu confinant à l’absurde constitue comme son sursaut d’humanité alors qu’il transfère quotidiennement les dépouilles de la chambre à gaz pour qu’ils finissent par s’évaporer par la cheminée des crématoires. C’est aussi la quête pour la dignité d’un corps quand celui-ci est soumis à sa plus pure négation. Sans l’enjoliver (tout se monnaye, tout se négocie dans le camp, les violons de la solidarité des victimes ne sont pas de sortie), László Nemes interroge l’héroïsme (et sans doute le mysticisme) juif, croisant ici le ressort collectif (le soulèvement des Sonderkommandos minutieusement préparé) et individuel (l’idée fixe de Saul menaçant de parasiter l’insurrection).
Cœur du récit, Saul constitue aussi le centre de gravité du filmage, la caméra se comporte à la manière d’un satellite arrimé à ce corps, quelques plans seulement dévoilant un contrechamp – notamment un troublant champ-contrechamp lors de la scène finale. Comme dans Gravity, la caméra préexiste au personnage et à « l’action », lorsque Saul arrive dans son champ, elle s’agence à lui ; ce qui l’environne est une périphérie le plus souvent reléguée dans le flou par le choix de longues focales au cours de longs plans séquence, le choix d’un cadre au format 1/1:33 allant aussi dans le même sens en produisant du hors champ. Comme l’héroïne de Gravity, Saul passe d’une épreuve à l’autre, tendu vers une nécessité – qui n’est toutefois pour lui pas sa survie mais, d’une certaine manière, la survie du peuple juif. Cependant le mode de filmage diffère – évidemment – de celui d’Alfonso Cuarón, et il est sans doute plus proche de celui de Sergueï Loznitsa dans ses fictions (on pense notamment à la scène d’ouverture de Dans la brume, à la séquence du marché de My Joy). Le cinéaste ukrainien fait de la caméra une donnée concrète (contrairement à ses documentaires où elle est plus abstraite), une présence physique se reliant aux corps. Dans Le fils de Saul, le personnage est une sorte de pure corporéité animée par une idée fixe, trouée parfois d’états de conscience rarement formulés mais que l’on peut projeter sur son visage.
Le « problème de la fiction »
On entendra à peu près immanquablement que Le Fils de Saul tient du coup de force cinématographique ; il constitue assurément une expérience marquante ainsi qu’un geste qui produit une indéniable intensité visuelle secondée par un travail sonore impressionnant, notamment les grondements et le souffle de la machine de mise à mort, sorte de Léviathan engloutissant des hommes. Concernant l’épineux problème du fait de filmer l’événement absolument singulier qu’est la Shoah, angle mort de la représentation organisé par les nazis (qui détruisirent des humains mais aussi les traces de leur destruction), László Nemes se tient à une stratégie où, par l’usage de focales longues, il devient une sorte de hors-champ dans le champ. On est en tout cas loin de films problématiques à ce propos, tels que La vie est belle de Roberto Benigni ou La Liste de Schindler de Steven Spielberg – la scène de la douche. Le « problème de la fiction » dans ce cadre se pose davantage ici à propos de l’incarnation par des acteurs, dont les grimages et le jeu ne s’approcheront jamais de l’indignité physique et mentale à laquelle des corps humains furent soumis – ce que souligna à juste titre Claude Lanzmann dès la diffusion du téléfilm américain Holocauste en 1978.
László Nemes intègre une scène-clef où Saul fait diversion pour un homme dissimulé au fond d’une remise, pourvu d’un appareil photographique avec lequel il parvient à prendre quelques clichés (nous renvoyons pour cet aspect et d’autres à l’entretien avec le cinéaste). Il s’agit ici d’une évocation de l’introduction, avec l’aide de la résistance polonaise, d’un appareil photographique de fortune (beaucoup plus sommaire que celui assez rutilant que l’on voit dans le film) dans le camp d’extermination, avec lequel quatre clichés furent réalisés. Dans Images malgré tout, ouvrage essentiel réfutant les attaques de Claude Lanzmann et de ses épigones, Georges Didi-Huberman les caractérise ainsi : « Quatre bouts de pellicule arrachés à l’Enfer. » On sait combien cette mise en scène de la Shoah est sujette à des controverses violentes, celle proposée par László Nemes mêle audace, réflexion et maîtrise, elle est remuante sans étouffer la possibilité d’une pensée de l’image en ce lieu qui constitue un point problématique et limite de la représentation.
Critikat