Crosswind – La croisée des vents

Crosswind 3De Martti Helde – Estonie – 2015 – 1h27
Avec Laura Peterson, Mirt Preegel, Ingrid Isotamm…
Le 14 juin 1941, les familles estoniennes sont chassées de leurs foyers, sur ordre de Staline. Erna, une jeune mère de famille, est envoyée en Sibérie avec sa petite fille, loin de son mari. Durant 15 ans, elle lui écrira pour lui raconter la peur, la faim, la solitude, sans jamais perdre l’espoir de le retrouver. « Crosswind » met en scène ses lettres d’une façon inédite.
Pour évoquer l’une des heures les plus noires de l’histoire de son pays, l’Estonien Martti Helde a fait un pari esthétique passionnant, radical : noir et blanc et suite presque ininterrompue de tableaux vivants, chorégraphies immobiles de la souffrance…

Une flamboyante évocation de la folie humaine. Une révélation.

Scène de déportation, en 1941, dans l’Estonie sous occupation soviétique. Gardés par des soldats russes, des camions déversent les prisonniers. Des fusils tendus, des corps qui chancellent, des enfants emmitouflés à la hâte, des regards hantés. Peu à peu, l’image révèle une foule immense, une procession d’étreintes et d’adieux, poussée vers la gueule béante de wagons à bestiaux. Tourmente, chaos. Pourtant, personne ne bouge. A peine un battement de cils, un frémissement d’étoffe. Seule la caméra se déplace, glisse au milieu de ces statues humaines, comme victimes d’un sortilège. Pour évoquer l’une des heures les plus noires de l’histoire de son pays, l’Estonien Martti Helde a fait un pari esthétique passionnant, radical : noir et blanc et suite presque ininterrompue de tableaux vivants, chorégraphies immobiles de la souffrance…

L’événement dont le film est l’étrange mémorial est l’épuration ethnique des pays baltes. Le 14 juin 1941, sur ordre de Staline, dix mille Estoniens furent arrachés à leurs foyers, à leurs proches, à leur pays, et condamnés aux travaux forcés en Sibérie. Plus de la moitié de ces prisonniers ne revinrent jamais. Parmi eux, on suit Erna (Laura Peterson), une jeune mère envoyée avec sa fillet­te en pleine forêt aux alentours de Novossibirsk. Elle écrit à son mari, disparu dans un autre camp. Ces lettres servent de fil rouge au récit : mots sim­ples, limpides, d’une humanité poignante, qui disent la faim, la maladie, la perte, le manque de tout. Les détails gris et noirs d’un enfer quotidien.

Ce que cherche — et trouve — le cinéaste, avec son dispositif singulier, c’est une approche radicalement différente de la tragédie historique, un peu comme lorsque Peter Watkins se réappropriait les événements de la Commune de Paris. Ni documentaire, ni reconstitution romanesque, CROSSWIND travaille la matière même de la mémoire. Les victimes, immobilisées, semblent littéralement figées dans le temps. Sidérées. Prisonnières de ce viol psychique si souvent évoqué par les rescapés de tous les camps. Contempler ces fresques humaines, en relief et en profondeur, c’est entrer, de manière presque fantastique, dans une photographie d’époque. Et réfléchir à notre propre rapport aux archives, aux témoignages. Entre empathie et distance. Entre l’Histoire et notre imaginaire.

En excluant tout autre mouvement que celui de la caméra, le film force notre regard. Il nous détourne de notre routine de spectateurs, nous emmène droit dans le décor, parce que ce théâtre humain et géographique prime sur tout le reste. L’approche, volontairement déstabilisante, détonne jusque dans sa splendeur incongrue, insolente, avec ces images brillantes, très contrastées, qui rendent les corps presque palpables. La puissance d’évocation de ce premier long métrage est incroyable : la scène magnifique où, en Sibérie, un groupe de femmes trime dans un champ boueux ressemble au négatif parfait d’une affiche de propagande soviétique. Avec Martti Helde, la beauté redevient essentielle.
Cécile Mury, TELERAMA

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