Réalisateur, Scénariste
Dans le rang (2006)
Madame (2008)
Entretien avec Cyprien
D’où vous est venue l’idée du film ?
Entre 2007 et 2010, j’ai mené des ateliers cinéma avec un professeur de français dans un collège en ZEP à Pantin. Chaque année, avec ses élèves de 4ème, nous fabriquions un film. Une année ils ont eu envie de réfléchir autour des notions de mixité, de partage et de dialogue. Ils ont imaginé des saynètes dans lesquelles des conflits dégénéraient et je les ai filmés. Parallèlement, ils voulaient montrer d’où ils venaient. Ils sont arrivés un jour habillés en tenue traditionnelle de leur pays d’origine. Je les ai photographiés et enregistrés expliquant ce qu’ils aimaient dans leur culture respective. Notre petit film était donc un mélange de scènes d’agitation et de portraits où ils se présentaient.
À la fin, un garçon qui venait du Bangladesh, Jacky, assez mystérieux, plus âgé que les autres, charismatique, réussissait à raisonner tout le monde et le film se terminait en un grand numéro de danse Bollywood ! J’ai pris un plaisir fou à faire ce petit film et une envie forte de filmer des adolescents est née à ce moment-là.
L’expérience s’est donc poursuivie hors des ateliers ?
Parmi les élèves, une jeune fille, Élisabeth, m’avait donné envie de la filmer davantage. Elle-même manifestait l’envie de jouer. Il a fallu attendre quelques années, mais voilà, elle est devenue Élisabeth dans Bébé Tigre. Jacky, le jeune garçon du Bangladesh, a déclenché autre chose. Son mystère m’intriguait.
Il vivait seul dans une famille d’accueil. J’ai commencé à poser des questions, les professeurs semblaient gênés. Après les ateliers, j’ai gardé contact avec lui, j’ai commencé à enquêter et j’ai découvert son statut : mineur isolé étranger. Un statut dont je n’avais jamais entendu parler. D’après la loi française, tout enfant de moins de dix-huit ans arrivant seul sur notre territoire doit être pris en charge. Il peut être, de par son jeune âge, en danger, donc l’État se doit de l’aider, même s’il est clandestin. L’humanisme de cette loi m’a frappé, à une époque où naissait le débat sur l’identité nationale. Jacky était bon élève et avait un fort désir d’intégration. Je me suis rendu compte ensuite que tous les mineurs isolés étrangers partageaient ce désir. Les éducateurs de l’Aide Sociale à l’Enfance soulignent leur combativité. Ils sont souvent pacificateurs dans les collèges, motivés et motivants. Cette rencontre avec une altérité étonnante à mille lieues de l’adolescence que j’ai pu connaître et la force de ces histoires de vie, m’ont fortement impressionné. C’est là que la fiction a commencé à s’inviter car j’ai eu l’impression d’avoir affaire à des héros.
Vous avez donc mené une enquête ?
Le statut de mineur isolé étranger n’était pas, en soi, un sujet de fiction. J’ai continué à rencontrer des juges, des familles d’accueils et des responsables d’association. J’ai fréquenté la communauté chinoise, sans réussir à recueillir suffisamment de confidences. Très vite, je me suis attardé sur des jeunes qui venaient du Pendjab, au Nord de l’Inde : la terre des Sikhs, un peuple de combattants qui revendiquent leur indépendance contre l’État fédéral indien. Les garçons, dès leur plus jeune âge, sont élevés comme de petits guerriers, des hommes fiers et autonomes qui ne doivent en aucun cas décevoir leur famille.
Puis vous avez rencontré Many…
Oui, j’ai gardé son prénom dans le film même si ce n’est pas son histoire que je raconte. Mais son parcours m’a renseigné sur les Pendjabis qui arrivent en France. Ils sont tous des enfants « mandatés » par leurs parents. Ces derniers s’endettent auprès de « passeurs », d’organismes mafieux, qui fabriquent de faux passeports ou en utilisent de vrais et achètent les douaniers au Pendjab pour faire arriver les enfants en avion. C’est ce cas précis de clandestins qui a retenu mon attention, car je ne voulais pas traiter du traumatisme du voyage clandestin par les terres, qui est un sujet à part entière et a été déjà souvent traité au cinéma. Si ces enfants sont pris en charge, ils sont scolarisés, apprennent le français et sont encadrés par un juge, un éducateur, une famille d’accueil. Cependant certains restent sous l’emprise des passeurs, considérés souvent comme des grands frères. Et la pression parentale demeure omniprésente. Ce sujet pointe des thèmes qui me sont chers : le passage à l’âge adulte, les premières décisions d’homme et le rapport à l’autorité, aux autorités. Dans le parcours de ces enfants, toutes ces thématiques sont concentrées, intensifiées. En fait, ce sont des aventuriers modernes, à la fois seuls et très entourés.
Dans le film, d’ailleurs, le rapport entre Many et Kamal, son passeur, est quasi filial.
Dans mon enquête, je me suis aperçu que les hommes qui gèrent la réception des enfants ont des statuts flous : ils sont hors-la-loi et pourtant ils sont considérés comme des référents par les adolescents et même, dans certains cas, par les éducateurs ! Ils représentent un équilibre émotionnel pour ces jeunes. Les familles d’accueil, elles, sont payées par l’État pour loger et nourrir les mineurs isolés, mais il arrive qu’elles économisent de l’argent sur leur dos. Sans parler des vrais parents qui trouvent normal d’ordonner à leur fils de subvenir à leurs besoins : c’est inscrit dans leur culture, c’est ainsi. Autant de statuts ambivalents, et c’est ce que j’aime au cinéma. Je veux faire des films pour explorer les zones floues et ces contradictions intrinsèques à la nature humaine.
Et une fois votre enquête terminée ?
J’ai commencé à écrire le scénario en croisant de nombreux témoignages pour en faire une seule trajectoire. Many est un condensé émotionnel de toutes les informations que j’ai recueillies. Surtout, je voulais un parcours en ligne droite en forme d’apprentissage cruel du passage à l’âge adulte.
Est-ce que le film finit bien ?
Je voulais voir grandir mon personnage et le confronter à des choix forts. Aller au bout, avec lui, de situations qu’on m’avait racontées : le travail au noir, le rapport à la loi. C’est sous l’emprise d’une autorité légale, judiciaire et policière que j’ai choisi de l’amener à prendre la décision qu’il a le moins envie de prendre. Celle de trahir Kamal. Le système le pousse cruellement et ironiquement à dénoncer celui à qui il doit sa prise en charge et son espoir de s’intégrer. Je voulais que la fin du film fasse ressurgir l’autorité étatique, républicaine, dans toute son ambivalence. Many n’a qu’une solution pour sauver sa peau, faire le choix de la République qui, en l’occurrence, est salissant. Ce qui m’intéresse, c’est de poser des questions. Loin d’un happy end, cette fin salvatrice pour mon héros n’en demeure pas moins peu glorieuse, soulignant l’incapacité de l’État à intégrer sans assimiler.
Pourquoi n’avez-vous pas choisi la forme d’une chronique, comme beaucoup de cinéastes le font dès qu’il est question d’adolescence ou d’immigration ?
Je voulais me confronter, à ma manière, au cinéma de genre. Faire se rencontrer la chronique adolescente, l’énergie d’une vie de classe, avec les codes du thriller, du polar. Je voulais que mon héros fasse un choix, et le choix moral est un code du film noir. En choisissant de me confronter au polar, moi aussi, j’ai voulu me confronter à la loi du genre.
Vous avez été aidé sur l’écriture du scénario ?
J’ai eu deux consultantes à deux moments charnières de l’écriture. Marie Amachoukeli, qui avait déjà collaboré à l’écriture de mon court métrage Madame, m’a aidé à transformer mon enquête en ligne narrative claire. Elle m’a aidé dans le travail de simplification du réel, dans sa vulgarisation, au sens noble du terme. Je me suis ensuite isolé du terrain pour combattre mon obsession du détail et construire la fiction. À une autre étape de l’écriture, Céline Sciamma m’a aidé à ciseler la structure du film et certains dialogues. Puis, je me suis à nouveau immergé dans le « réel » avec le casting, qui a lui-même à nouveau influencé le scénario. Ainsi, au départ, j’avais écrit un personnage qui était le meilleur ami de classe de Many. Avec Aurore Broutin, la directrice de casting, nous avons rencontré deux garçons qui nous plaisaient beaucoup. Alors, j’ai dédoublé le rôle et Many a eu deux meilleurs copains de classe.
Comment avez-vous trouvé votre Many ?
Pour incarner Many, je cherchais un garçon qui maîtrise très bien à la fois le français et la langue pendjabi, et qui ait l’âge du personnage : 17 ans. Qu’il puisse avoir l’air juvénile au début du film, mais aussi faire figure d’homme à certains moments, notamment à la fin.
Il fallait que son magnétisme soit aussi fort que celui des garçons que j’avais rencontrés lors de mon enquête. Nous avons arpenté tous les lieux qui servent de points de rencontre à la communauté
Sikh qui vit en Seine-Saint-Denis : les temples, les lieux de rencontres culturelles ou sportives. Nous avons rencontré Harmandeep lors d’une manifestation contre la peine de mort en Inde qui avait lieu à Paris. Il était en tête de cortège, son regard nous a tout de suite frappé. Il portait une barbe ce jour-là et m’apparaissait trop âgé. Nous lui avons tout de même demandé de se raser et de venir passer des essais. Et là, du coup, il avait l’air trop jeune pour le rôle ! Il avait donc le visage que je cherchais : modulable, en mutation. Il était parfait dans les textes que nous lui avions demandé d’apprendre, et parfait en impro. Une évidence. De plus, même s’il était né et avait grandi dans un cocon à Aulnay-sous-bois, il connaissait bien la situation des mineurs isolés étrangers, et était heureux de représenter sa communauté.
Comment l’avez-vous dirigé ?
Il avait parfaitement compris le scénario, même s’il était en désaccord avec la fin. Il aurait préféré que son personnage ne trahisse pas. J’ai dû le convaincre ! Il a un esprit plutôt scientifique, avec une sensibilité visuelle. Nous avons élaboré ensemble un outil de travail : un cahier avec un mot et une photo qui évoquaient l’état d’esprit de la séquence, une sorte de story-board métaphorique, ludique. Le spectateur n’y pense pas forcément, mais un film ne se tourne pas en ordre chronologique et c’est difficile pour un acteur non professionnel de jouer l’évolution émotionnelle de son personnage dans le désordre. Surtout lorsqu’il est, comme Harmandeep, de tous les plans du film.
Et pour le rôle de Kamal ?
Cela a été beaucoup plus compliqué. Nous cherchions un homme entre trente et trente-cinq ans qui parle bien le français, et il y a très peu de garçons franco-pendjabis de cet âge-là. Vikram était au courant du casting, mais ne trouvait pas ça intéressant. On lui a couru après et on a réussi à le convaincre. En fait, Vikram est l’entraîneur de l’équipe de foot d’Harmandeep !
Comment avez-vous constitué la classe où Many est élève ?
Je voulais tourner dans le collège de Pantin où s’étaient déroulés mes ateliers, quatre ans auparavant. C’est un décor étonnant : un mélange de maternelle et de prison ! Je souhaitais filmer une vraie classe de 3ème existante pour que les jeunes soient à l’aise entre eux sur le tournage, aient une histoire en tant que groupe. Dans le collège, il y a une classe que j’aimais particulièrement. Malheureusement, tous les élèves n’ont pas rendu l’autorisation de leurs parents, pour certains dans des situations difficiles. Il a fallu « compléter » avec des élèves d’autres classes. J’avais envie d’être débordé par l’énergie des gamins : j’ai été servi ! J’ai retrouvé l’ambiance de mixité, de liberté et d’improvisation que j’avais connue lors des ateliers.
J’ai énormément filmé dans le collège. Une matière brute importante. Ce fut d’ailleurs un déchirement, ensuite, pour ma monteuse, Albertine Lastera, et moi, quand il a fallu n’en garder que des substrats. Mais j’ai tenu à garder le maximum de visages. J’avais envie de visages de tous âges en gros plan. Il a fallu les intégrer à la tonicité du film, à son rythme de polar. Je voulais aussi des envolées romantiques et lyriques, comme lorsque Many et Élisabeth s’embrassent. Élisabeth a beaucoup aidé Harmandeep à se décontracter. Au départ, il était vraiment gêné. Car, dans les films indiens, on ne s’embrasse jamais !
La musique est importante dans le film.
Oui, parce que je voulais un film lumineux. Au tout début du tournage, j’ai écouté les compositions d’une jeune musicienne électro, Léonie Pernet : son univers est très adolescent et j’ai été séduit par ses mélodies. J’ai choisi certains de ses morceaux existants, notamment “Butterfly”, très pop, et lui ai demandé d’en composer d’autres, qui évoquent un peu Erik Satie. Je voulais de la musique extradiégétique, au-dessus des images, au-dessus des personnages, qui apporte une touche romanesque supplémentaire, sexy, insouciante. On entend aussi à plusieurs reprises, un morceau de rap pendjabi énergisant : “Baagi music”.
Les codes du polar, l’importance de la musique : on dirait que vous faites tout pour ne pas tomber dans « l’écueil » documentaire ?
Mon film est documenté, mais mon langage, c’est la fiction. Je tiens à respecter le réel sans en être l’esclave. Je désirais travailler autour de la tension du polar et de la pureté d’une romance simple. Élisabeth incarne d’ailleurs la raison, comme c’est souvent le cas de la compagne du héros de polar.
“Bébé Tigre” ?
En rencontrant tous ces garçons, ces mineurs isolés étrangers, pendant mon enquête, l’image du tigre m’est vite apparue. Un animal instinctif qui protège les siens. Le bébé a des crocs, des griffes, mais il ne sait pas encore s’en servir. Le film raconte cela : Many est un bébé tigre qui doit sortir les griffes pour la première fois.
Voyez-vous votre film comme un film politique ?
Je préfère l’envisager dans une dimension humaniste. J’aimerais qu’il installe des éléments de réflexion sur l’intégration de ces jeunes et sur un système idéaliste qui a ses limites, mais en lequel je crois. Et puis si mon film pouvait inviter à regarder ces jeunes avec intérêt et admiration, comme de vrais aventuriers, j’en serais heureux. En fait, Bébé Tigre est un film de super héros sans super pouvoirs.