Dès les premiers plans, avec ces traits esquissés au pinceau, vous semblez vous interroger sur votre travail. Le film s’intitule “Portrait” et, très vite, un personnage demande à Marianne : “Croyez-vous que vous arriverez à la peindre ?”. Est-ce également votre questionnement en tant que réalisatrice ? Celui de la difficulté d’un bon portrait ?

Céline Sciamma : Oui, mais je ne sais pas si je parlerais d’une difficulté : je parlerais plutôt d’une recherche. Le film met très vite en tension la question du regard. La première réplique du personnage du peintre n’évoque pas tant la question de son propre regard que celle du regard des autres. La toute première réplique du film, c’est : “Prenez le temps de me regarder”. Le film est extrêmement joueur avec son dispositif. Il pose la question de ce que c’est de regarder, à deux endroits à la fois : le dialogue amoureux, et puis le dialogue de création, qui met en jeu la question du regard et permet de rénover la réflexion autour de cette question.

Marianne, le personnage qu’interprète Noémie Merlant, est presque dans la posture du voyeur, elle commence par observer en secret. Est-ce que cet aspect vous pose question en tant que cinéaste ?

Oui, ça pose la question du cinéma.

Il faut toujours remettre en cause cette question ?

Je crois qu’il faut rester dans cette dynamique d’interrogation. Pas comme quelque chose d’insaisissable, mais qui se renouvelle, qui procure de nouvelles idées, de nouveaux plaisirs. Dans tous mes films, il n’y a qu’un point de vue, un personnage principal, même si, souvent, ce n’est pas le personnage dominant. C’est effectivement difficile de créer une hiérarchie dans ce film, d’affirmer qu’il y aurait un premier et un second rôle : il y en a un qui est de toutes les scènes, de tous les plans, et l’autre non, mais je trouve que le film, bizarrement, parvient à reposer la question de la hiérarchie entre eux. Je fais toujours des films où les personnages sont observateurs. Observatrices, plutôt. Dans celui-ci, le déplacement réside en ce que la dynamique d’infiltration du regard a changé. Le pitch du film pourrait être : elle la regarde en secret car elle ne consent pas à être regardée, puis elle y consent. La bascule dramaturgique fait que, très tôt, les personnages vont se regarder mutuellement. On n’est pas dans une dynamique voyeuriste, mais d’illusion de scrutation à sens unique. Les regards d’Héloïse sont dirigés. D’ailleurs, l’un des premiers regards d’Héloïse est un regard caméra, il désigne le fait qu’il voit tout le monde ; elle est regardée, et nous aussi, spectateurs, nous la regardons.

Vous parlez de premier et de second rôle et, en effet, dans le titre, il est question d’une jeune fille. Pour autant, le portrait n’est-il pas à prendre avec un S ?

Tout à fait !

Une idée qui est illustrée dans les deux plans de fin, un champ-contrechamp entre deux portraits, et dont l’un, en quelque sorte, libère l’autre. Comment fabrique-t-on ce plan ? Comment le dirige-t-on, que dit-on à ses comédiennes ?

Effectivement, ce plan soulève plein de questions. C’est le dernier champ-contrechamp du film, et pour le coup on en revient à un personnage qui est regardé sans le savoir. La difficulté du plan – qui est aussi sa raison d’être – c’est que c’est un plan-séquence de deux minutes cinquante, et d’une grande une complexité technique. Il s’agissait de s’approcher d’un visage, de faire le point dans un théâtre à l’italienne, en demandant une très grosse performance à l’actrice. On ne peut pas faire ça cinquante fois !

Vous l’avez tourné en combien de prises ?

Trois prises ! À partir d’une partition assez précise, une chorégraphie en somme, dont on avait identifié quelques points de bascule avec la musique. Adèle avait le cheminement émotionnel.

Que lui avez-vous dit ?

Je lui ai dit à l’avance qu’il y avait un chemin, consistant en cinq ou six étapes, et qu’il lui appartenait de les interpréter à sa guise. On n’a jamais répété ce plan. Il y avait quelque chose d’écrit, d’assez littéraire même, il y avait cette nourriture-là dans le scénario, mais ensuite, ça se réduisait à cinq mots, cinq étapes – un chemin qu’il lui fallait interpréter. Pendant les premières secondes, on regarde Héloïse, mais je crois qu’ensuite, très rapidement, on finit par regarder Adèle Haenel, l’actrice, en train de jouer. Cette distance – qui rappelle que c’est du cinéma – laisse de la place au spectateur, et lui rappelle que lui aussi est dans un siège de théâtre. Qu’il regarde un film.

Vous n’avez pas eu peur de briser cette frontière ?

Non, je crois que c’est toujours important de se demander comment on dit au revoir au film, avec quels sentiments très intimes on veut que les gens quittent la salle. Je pense tout le temps à ça. À faire de la place pour que les gens pensent à leurs propres histoires. Pour moi, créer un spectateur actif fait partie du projet. Et c’est vrai que les plans-séquences ont cette faculté-là, par le temps, la tension et le danger qu’ils créent. Le regard du spectateur fait tenir le plan, mais c’est aussi un peu le plan qui fait tenir le spectateur. Le spectateur en tant que sujet, c’est très important, en particulier pour ce film, qui est obsédé par cette question : comment fait-on pour ne filmer que des sujets ? Pour filmer des gens, des femmes, comme des sujets ? On est souvent filmés comme des objets, on est éduqués à ça, on prend notre plaisir à ça. Il s’agit de rééduquer notre regard, et de créer de nouveaux plaisirs. Et, même en tant que praticienne, je ne suis pas là pour faire la leçon : je me place au cœur de cette question.

Vos films ont tous pour thème l’identité, l’individu au cœur d’un environnement particulier, conflictuel ou pas. L’individu est-il toujours le noyau des histoires ?

Il y a en tout cas toujours le désir d’un personnage souvent isolé, et qui cherche à entrer dans un groupe. Et aussi une dynamique amoureuse. Mais, cette fois, cette dynamique-là est vraiment au centre.

Ce n’était pas le cas dans vos précédents films.

Non, ce n’étaient pas des amours vécus, mais ressentis, et on était davantage dans la chronique. Mais je crois qu’il y a toujours, dans l’amour ou dans l’amitié, une dynamique d’émancipation. Quand on est avec des personnages d’enfants, ou d’adolescents, il y a forcément l’idée d’une croissance, mais aussi, déjà, cette dynamique. L’individu est en effet au centre, mais comme point de vue. Je ne fais pas de film choral, il n’y a toujours qu’une personne qui regarde.

Au fur et à mesure de vos films, vous avez montré l’enfance, la pré-adolescence, l’adolescence, et maintenant il s’agit de jeunes adultes. Est-ce que vous vous retrouvez un peu dans chacune de ces héroïnes ? Est-ce qu’en quelque sorte vous estimez avoir grandi avec elles ?

Oui, tout à fait. Et c’est la première fois que j’ai eu envie d’écrire une histoire avec des adultes, des femmes adultes, et une histoire qui aurait été vraiment vécue. J’avais aussi envie de travailler avec des comédiennes professionnelles.

Dont une qui a aussi un peu grandi avec vous ?

Oui, bien sûr ! Je souhaitais ça plutôt que d’inventer des actrices. On n’est plus dans des histoires de premières fois. Même si c’est peut-être la première fois qu’elles aiment… C’est un autre type de dialogue intellectuel, une expression supplémentaire.

Comment avez-vous abordé la question du langage ? Puisque le récit se déroule au 18ème siècle ?

J’avais envie de dialogues plus littéraires, mais aussi que, pour autant, ça reste une langue assez droite, sans afféteries, sans séduction. Le vouvoiement crée d’emblée une forme de décalage, un déplacement – et c’est assez sexy… Dans un deuxième temps, le ton des actrices, le rythme qu’elles impriment, la façon dont elles posent leur voix, marquent un maintien, ou au contraire provoquent des débordements, et c’est une partition qu’elles ont jouée très finement. J’avais plaisir, aussi, à imaginer des joutes verbales, et surtout à imaginer un dialogue dans lequel il n’y aurait pas de domination intellectuelle – ni de classe, ni de langue. Il y aurait, au contraire, une horizontalité, une égalité dans l’échange qui, pour moi, au delà de leur caractère politique, pouvaient être palpitantes car ce n’est pas déjà écrit. C’est aussi parce que c’est une histoire entre femmes que ce n’est pas déjà écrit.

La sincérité d’un projet pose question à Marianne dans le film, notamment par rapport aux conventions sociales qu’elle doit intégrer dans son tableau. Vous qui en êtes à votre quatrième film, et dans la mesure où il s’agit toujours de projets assez intimes, vous posez-vous également cette question ?

C’était moins le fait de l’artiste que le fait qu’on lui pose la question. Elle répond avec sincérité, mais elle est aussi piquée au vif. Il s’agissait plus du dialogue entre elles et de l’idée de collaboration. Je suis assez collaborative dans ma façon de travailler, donc l’idée d’une autorité remise en question n’est pas forcément le sujet. C’était une façon de montrer ce dialogue entre l’actrice et la réalisatrice, entre la peintre et le modèle. C’est un débat qui animait l’époque, et il peut toujours être d’actualité : le portrait exige-t-il plutôt une mise en valeur, ou une ressemblance, est-il figé pour l’éternité ? Est-il cette chose suffisamment morbide pour préserver de la mort ? Le portrait était un débat des Lumières, c’était donc pour moi une façon d’être au cœur des idées philosophiques qui animaient l’époque. Mais ce n’était pas forcément un examen de conscience sur la question.

Ce travail d’observation des acteurs et des actrices – confirmés ou non – vous semble-t-il inépuisable ?

Je l’espère ! Pour ce film, il était question de filmer quelqu’un avec qui j’entretiens un dialogue continu, puissant, important, et que je connais bien. En même temps, il y avait aussi ce désir de rencontrer quelqu’un de neuf.

Vous les avez filmées de la même façon ?

Oui.

On ne reconnaît presque pas Adèle Haenel à la fin…

Ça faisait vraiment partie du désir du film : proposer une Adèle neuve, la regarder différemment, avec tout ce que je savais d’elle, tout ce qu’on sait d’elle, mais aussi tout ce qu’il reste à découvrir. C’est le seul moment où il y a une forme de romantisme : celui qui consiste à filmer les visages. Ça reste très mystique.

Qu’avez-vous voulu faire avec cette figure du fantôme, qui apparaît par l’intermédiaire d’Héloïse habillée en mariée ?

Il y a deux lignes temporelles dans le film : cette chronique d’un amour qui naît au présent, et qu’on regarde patiemment, et la ligne temporelle du souvenir, la mémoire de cet amour. Et la contagion de ces deux lignes temporelles se fait par le biais de ce fantôme. Marianne est – alors même qu’on est au présent – déjà hantée par la dernière image qu’elle verra d’Héloïse. Le film est un flash-back, mais les histoires d’amour ne sont-elles pas déjà, toutes, hantées par leur fin ? Est-ce que ce n’est pas ce qui, tout à la fois, nous les fait vivre et craindre ?

Le prochain portrait est-il déjà en vous ? Avez-vous déjà commencé à travailler dessus ?

Non, pas du tout. J’ai un projet de film pour enfants, un film d’animation, et c’est donc forcément un projet sur le long terme. Mais sinon, je ne sais pas encore : tant que les films ne sont pas déposés dans le monde, j’ai du mal à voir la suite. J’attends de voir le dialogue que le film va entretenir avec le monde, l’effet qu’il va avoir. Après quoi il y a ce moment où on s’autorise à rêver, et cette rêverie est toujours un peu longue pour moi. Il faut collecter des idées, des images qui, parfois, n’ont rien à voir les unes avec les autres. À un moment donné, il y a une synthèse qui se fait, et qui donne envie d’y aller.

Propos recueillis à Angoulême par Charlotte Bénard pour fichescinema.com le 16/09/19.