16 août 1962 Naissance à Mohammédia (Maroc).
1983 Entrée à l’Idhec.
2004 Les Revenants, premier film.
2013 Eastern Boys.
2017 120 Battements par minute.
Avec 120 Battements par minute, il avait
exprimé son engagement dans la lutte
contre le sida. Le cinéaste revient, avec L’Île
rouge, sur son enfance à Madagascar,
marquée par le colonialisme.
Comme 120 Battements…, L’Île rouge a beaucoup à voir avec la vie
de son auteur. Au début des années 1970, Robin Campillo a habité,
enfant, dans la base aérienne 181 d’Ivato, à Madagascar, où son père
était sous-officier. La République malgache était indépendante
depuis 1960, mais de nombreux soldats étaient restés sur place pour
garantir la présence de l’ancienne métropole dans cette position
stratégique de l’océan Indien. Jusqu’à ce que, en 1972, la jeunesse
malagasy, ulcérée par le soutien du président Tsiranana aux intérêts
français, ne contraigne ce dernier à la démission, et ses protecteurs
tricolores à quitter le pays… À travers le regard de Thomas, un petit
garçon de 8 ans, et une mise en scène somptueuse dans les décors
naturels de Madagascar, Robin Campillo donne chair à ses souvenirs
d’enfance. Et propose une chronique aussi sensible que politique.
Thomas, c’est vous?
Oui et non. Comme dans 120 Battements par minute, tous les détails
sont réels mais, parmi eux, l’imaginaire opère. Les films qui se
frottent à l’autobiographie me font penser à L’Invasion des
profanateurs de sépultures, de Don Siegel (1956) : on remplace les
êtres qu’on a connus par des gens qui leur ressemblent mais qui sont
fondamentalement différents. Même si j’ai fait relire le scénario à
des historiens pour ne pas être en contradiction totale avec la réalité,
L’Île rouge n’est pas vraiment un film historique : plutôt une
traversée sensorielle d’une période particulière, parce qu’il part de
choses que j’ai entendues enfant à Madagascar. Et dont je ne sais pas toujours si elles sont vraies.
Là-bas, perceviez-vous les prémices de la révolution ?
Je me souviens avoir senti une transformation dans le discours
paternaliste des Français. Au départ, j’entendais beaucoup dire que
les Malgaches (on ne disait pas encore « Malagasys ») étaient très
gentils, très accueillants. Mais peu avant notre retour en France, ils
étaient considérés comme moins sympathiques (rires). J’ai alors eu
le sentiment que nous, Français, n’étions pas à notre place, un peu
comme des parasites, et qu’il fallait vraiment que nous partions.
Pendant longtemps, j’ai gardé ce souvenir d’un paradis perdu. Je
trouvais la France assez décevante. Mais il était impossible pour moi
de revenir à Madagascar.
Pourquoi ?
Parce qu’il aurait fallu réinventer le bonheur qui allait avec. Et ce
bonheur-là, qui était volé aux Malagasys à cause du colonialisme, ne
pouvait pas être ranimé. Je n’ai pu y arriver qu’en faisant ce film. Et
en même temps, j’ai réalisé L’Île rouge pour exposer les coulisses de
cette nostalgie. La question du rapport amoureux des colons aux
territoires qu’ils ont occupés est toujours problématique, car cet
amour a toujours débuté par des massacres. La colonisation
pacifique, ça n’existe pas ! Je voulais mettre à nu la violence du
quotidien souvent paisible que ma famille a vécu à Madagascar,
mais qui était chargé des échos de la terrible répression de 1947
[l’armée française avait tué plusieurs dizaines de milliers d’insurgés,
ndlr]. Je voulais aussi montrer comment le colonialisme n’a cessé de
se réinventer. Voir ce qu’il produisait dans l’imaginaire collectif pour
essayer d’expliquer à quel point il demeure dans nos têtes — il suffit
d’écouter la recrudescence actuelle de discours passéistes qui rêvent
du retour à la grandeur de la France d’autrefois. À Madagascar, la
présence française avait quelque chose de spectral. Nous étions
comme des fantômes, mais très encombrants.
Comment se perpétue ce néocolonialisme ?
Le colonialisme se survit tout le temps, car il crée dans certains
territoires des situations d’aubaine économique et sociale telles que
les colons ne veulent pas revenir en arrière. À Madagascar, les
Français sont encore très présents, notamment dans le tourisme. La
violence de l’inégalité de revenus avec les anciens colonisateurs
entraîne aussi de la prostitution, y compris infantile. Dans les
mariages, on peut souvent entendre la chanson « Un Vasa [un
Blanc, ndlr] a volé ma femme »… Dans le film, cette perversion du
sentiment amoureux par l’esprit colonial s’exprime à travers la
relation entre Bernard, un jeune soldat français, et Miangaly, une
ouvrière malagasy. La scène de leur slow, dans un mess des officiers
désert, devient une métaphore du colonialisme. Cet homme, parce
qu’il aime cette femme, ne peut pas penser que son amour ne soit
pas réciproque, au point d’être proche de l’abus sexuel. Il s’accroche
à elle comme la France s’accroche à Madagascar.
Dans le film, la base militaire française semble coupée du pays.
Viviez-vous ainsi à huis clos à Madagascar ?
J’allais à l’école à Antananarivo, où j’étais devenu ami avec un élève
malagasy. Pour autant, la clôture était bien là. Il faut arrêter de rêver
sur la prétendue amitié entre les Européens et les peuples
autochtones qu’ils ont soumis : ce sont des rapports faussés. On ne
peut pas produire de l’égalité à partir du déséquilibre que l’on a soi-même créé en colonisant. Un seul exemple : avant l’indépendance,
un Malagasy qui suivait des études de médecine avec les Français ne
pouvait pas devenir docteur, seulement infirmier. Cette base
militaire comme un enclos, c’est aussi une métaphore de l’Occident,
qui barricade de plus en plus ses frontières.
Quels ont été vos partis pris de mise en scène pour recréer ces
souvenirs d’enfance plus ou moins fantasmés ?
À la différence d’Eastern Boys et de 120 Battements par minute, qui
étaient tournés caméra à l’épaule, j’ai essayé de composer des
images plus cadrées, aux couleurs plus soignées. Je voulais
retrouver l’esprit de ces images d’Épinal un peu édifiantes que l’on
donnait autrefois aux élèves de l’école primaire pour les
récompenser. Dans la tête de Thomas s’affrontent plusieurs
imaginaires : sa fascination pour les aventures de Fantômette, sa
perception très parcellaire de la réalité à Madagascar. Pour les
représenter, il ne fallait pas avoir peur de l’exotisme. J’ai beaucoup
pensé au cinéma de Sternberg, qui a atteint des sommets dans
l’imagerie coloniale (par ailleurs entièrement fabriquée en studio !)
dans The Shanghai Gesture (1941) ou Fièvre sur Anatahan (1952). Il
fallait que le film passe de choses assez réalistes et familières —
comme les scènes de famille —, à d’autres plus oniriques, comme si
la conscience de l’enfant se détachait de la réalité, la transformait en
images. Ce travail sur l’imaginaire s’est renforcé au montage,
laissant penser que le film avançait par association d’idées et effets
de miroirs. J’ai été très inspiré par des auteurs comme Claude
Simon : dans ses romans, la grande histoire est parasitée par des
petits bruits, des détails infimes.
Pour ce film plus «posé» que 120 Battements par minute, avez-vous
changé votre manière de tourner ?
Je continue de travailler avec deux caméras. J’apprécie d’avoir une
caméra en liberté, qui ne correspond pas complètement au
programme que je m’étais fixé. Dans Eastern Boys et 120
Battements par minute, il y avait un côté free jazz, afin de laisser
advenir le hasard. Cela permet de faire vivre les scènes dans leur
intégralité. Les Revenants, mon premier long métrage, était au
contraire très composé. Je l’avais réalisé en sachant très bien par
avance comment j’allais diriger les acteurs, comment j’allais cadrer,
comment j’allais découper et monter. Pour Eastern Boys, je me suis
lancé en me disant : «Je ne sais pas ce que raconte le film, sinon
qu’un sédentaire voit sa vie foutue en l’air parce que des gens
entrent chez lui et transforment son existence, pour le meilleur ou
pour le pire. Je vais tourner le film chez moi, je vais faire rentrer des
gens et ils vont foutre le bordel dans mon cinéma, ils vont
m’empêcher de faire de la mise en scène un lieu de contrôle des
acteurs ou de la lumière. » J’en reviens aux questions de frontières :
il vaut mieux être envahi par des gens qu’on ne comprend pas très
bien plutôt que de rester seul chez soi. Dans l’histoire d’Eastern Boys
comme dans celle de L’Île rouge, il est question de sédentarité. Mes
personnages sont des migrants : ils échappent au temps et à la mort
parce qu’ils sont en déplacement tout le temps. S’ils reviennent en
France, ils savent que tout va s’écrouler. L’illusion coloniale, c’est
aussi se croire membre d’une classe sociale supérieure, car la vie est
moins chère qu’en métropole, on peut avoir des domestiques,
s’acheter des bijoux ou des beaux meubles. Autant de signes
extérieurs d’un statut qui disparaissait quand on rentrait en
métropole.
Comment s’est passé ce retour pour votre famille ?
Cela a été dur, nous étions tous dépressifs. Nous avons fait un
voyage très vite pour nous changer les idées, nous sommes allés au
Maroc en traversant l’Espagne en voiture, et nous nous sommes
retrouvés dans la peau de ce que nous aurions dû être depuis
toujours : des touristes. Il a fallu s’acclimater à la France, un pays
que je connaissais surtout par l’imaginaire et, plus particulièrement,
par les films. Le cinéma de la base d’Ivato présentait deux films par
semaine. L’une de ces projections m’a particulièrement marqué. Les
responsables de la base avaient acheté tous les films de Lemmy
Caution avec Eddie Constantine. Y compris Alphaville (1965), de
Godard, qui porte vraiment bien son sous-titre « une étrange
aventure »… La salle, uniquement composée des militaires et de
leurs familles, a demandé qu’on arrête la séance. On ne s’en rend
plus compte aujourd’hui, mais le film faisait très peur, avec sa
représentation très sombre de Paris en noir et blanc, la Maison de la
radio filmée comme un labyrinthe… C’était une vision assez sinistre
de la France, ce pays dans lequel personne ne voulait retourner.
J’avais 8 ans et j’ai trouvé le film vraiment bizarre, mais ce qui était
plus fou encore, c’était que les gens hurlaient plutôt que de sortir de
la salle. Comme s’ils ne voulaient pas quitter leur territoire.
Quand vous est venue l’envie de faire du cinéma ?
J’y ai toujours pensé, avec l’idée de devenir réalisateur. Mais, en
1982, arrive le sida. En 1983, je rentre à l’Idhec [Institut des hautes
études cinématographiques, l’ancêtre de la Fémis, ndlr] et
l’épidémie détruit mon horizon. D’abord parce que je crois que je
vais mourir, mais aussi parce que ce qu’il se passait était tellement
grave que le cinéma avait perdu sa pertinence. Débutent huit années
de vie en sursis, puis je comprends que je ne vais pas mourir, je
rentre à Act Up au début des années 1990 et je milite. Laurent
Cantet, avec qui je suis ami depuis l’Idhec, me ramène en 1995 au
cinéma via le montage, pour son téléfilm Les Sanguinaires (1998),
puis me demande de coécrire le scénario de L’Emploi du temps
(2001). Le cinéma, qui était le projet de ma vie, a donc été
énormément contrarié pendant quinze ans. Mais au fond, je m’en
fous, car je ne sais pas si j’aurais fait de bons films en les tournant
plus tôt.
«La question du rapport amoureux des colons aux territoires qu’ils
ont occupés est toujours problématique, car cet amour a toujours
débuté par des massacres. »
Vous êtes devenu cinéaste à 42 ans, et n’avez tourné que quatre
films en dix-neuf ans. Parce que vos projets ont été difficiles à
financer ?
C’est plutôt parce que je suis lent. Mais d’autres réalisateurs
auraient intérêt à être aussi lents que moi ! Depuis Eastern Boys,
même si je me prends la tête sur les tournages, je ne veux pas
ressentir le travail. Je veux que les choses viennent comme si je ne
les avais pas convoquées moi-même. Et je n’aime pas que le scénario
soit une bible intouchable. Car il faut chercher en permanence. La
chanson Veloma, qui conclut L’Île rouge, est un moment fort. Mais
je n’ai découvert cet hymne de la révolution malagasy qu’après avoir
terminé l’écriture du film. En écoutant ses paroles, « Adieu
l’enfance, bienvenue aux plaisirs », je me suis rendu compte que
L’Île rouge parlait du fait qu’on est toujours le mineur de quelqu’un
— l’enfant est un mineur par essence, la mère de Thomas est
mineure par rapport à son mari, son père par rapport à sa
hiérarchie, les Malagasys par rapport à la France… Faire de la
politique, c’est sortir de cet état de minorité.
Le succès de 120 Battements par minute a-t-il eu un impact sur le
regard que pouvait porter le grand public sur les malades du sida ?
Je l’espère. Je suis persuadé en tout cas que, grâce au film, de
nombreux spectateurs, sans forcément le formuler, ont reconnu une
forme de culpabilité passive pour avoir été indifférents ou
inconscients de ce qui s’est passé à l’époque. L’émotion suscitée par
120 Battements par minute — qui est, et je l’assume, un mélo — est
liée aussi à cette prise de conscience. D’une manière plus générale,
est-ce que le cinéma peut avoir un impact positif sur le monde ? Je
pense que oui. Il est de la responsabilité des réalisatrices et des
réalisateurs de réussir leurs films pour que, au moins, on parle de
cinéma. Parce que cela revient à parler de morale, d’éthique, de
politique. Face aux plateformes, il faut proposer des films qui,
encore une fois, sortent le public de sa sédentarité, le déplacent dans
leur imaginaire. Je n’ai pas peur du formalisme ni des émotions, car
c’est ce qui fait le cinéma.
Militez-vous toujours dans la lutte contre le sida ?
J’interviens dans des débats si on me le demande, mais je ne suis
plus le militant que j’ai été. Peut-être parce que, pendant des
années, le militantisme m’a pris beaucoup de temps et le cinéma
beaucoup moins ! Ma manière de faire de la politique, désormais,
c’est de réaliser des films comme L’Île rouge.
Nombre de cinéastes ont commencé leur carrière avec un film
autobiographique. Pourquoi n’avez-vous pas réalisé L’Île rouge plus
tôt?
Le sujet me trottait dans la tête depuis longtemps, mais je ne savais
pas vraiment si je devais en faire un film. Depuis quinze ans, j’ai le
projet d’un long métrage d’anticipation que je diffère sans cesse, car
il y atoujours quelqu’un pour me pousser à travailler sur un autre
sujet. 120 Battements par minute est né lors d’un repas au
restaurant avec ma coproductrice, Marie-Ange Luciani, et un
copain. J’ai sorti à ce dernier, comme une boutade : « Tais-toi, c’est
moi qui ai rhabillé ton mec quand il est mort ! » Marie-Ange était un
peu suffoquée. Quand je lui ai expliqué que c’était une blague entre
nous, est arrivé dans ce restaurant Didier Lestrade, l’ancien
directeur d’Act Up-Paris, que je n’avais pas vu depuis des années.
120 Battements par minute était lancé, avec l’envie de faire un film
sur un moment charnière : ce passage des années 1980 aux années
1990, où le « on » — « on » subissait l’épidémie — alaissé la place au
« nous » et à la lutte active, grâce au collectif d’Act Up. Le déclic
pour L’Île rouge est, lui, arrivé pendant une discussion avec Gilles
Marchand, mon coscénariste. Je lui ai expliqué que, durant mon
enfance à Madagascar, j’étais sorti une fois de la base militaire
déguisé en Fantômette, comme le fait Thomas dans le film. Ça l’a
beaucoup impressionné ! Je raconte là aussi un point de bascule, le
point final de l’illusion coloniale entre les années 1960 et 1970. Ce
sont ces moments de métamorphoses qui m’intéressent. Mon
prochain long métrage pourrait parler du passage des années 1970
aux années 1980, juste avant l’arrivée du VIH. Mais je finirai par
tourner ce vieux projet d’anticipation. Même si on s’approche
dangereusement des années dont je veux parler!
D’après Samuel Douhaire pour Télérama