Mona Achache-Marion Cotillard, entretien croisé (Litlle Girl Blue)

Entretien croisé Mona Achache-Marion Cotillard

Mona, qu’est-ce qui vous a conduit à faire revivre votre mère, Carole, sous les traits de Marion Cotillard ?
Mona Achache. Ma mère, Carole Achache, s’est suicidée
le 1er mars 2016, sans laisser de mot. Dans sa cave, elle
avait stocké 25 caisses en plastique contenant des
milliers de lettres et de photos, des correspondances
triées, des carnets, des agendas annotés : les archives
colossales d’une famille sur laquelle elle avait déjà
enquêté lors de l’écriture d’un livre sur sa propre mère…
qui avait elle-même écrit sur sa propre mère. Ce passé
répétitif pesait sur moi. Ces caisses étaient là, offertes
comme par dessein. J’en devinais le potentiel fascinant,
mais j’en connaissais surtout le mortifère. Je ne voulais
pas les ouvrir. Je rejetais tout ce qui me liait à ma mère.
Mais en les déménageant, je n’ai pu résister au réflexe
d’en ouvrir une. Je suis tombée sur une pochette –
avait-elle été rangée là intentionnellement ? Ma mère
aurait tout à fait pu organiser cette mise en scène ! –
et j’y ai découvert les photos d’une jeune femme sublime,
libre, indécente, que je ne reconnaissais pas, mais qui
m’a immédiatement fascinée, parce qu’à l’opposé de la
femme torturée, douloureuse que j’ai connue, et des
récits imprécis qu’elle m’avait livrés sur sa jeunesse
« délinquante ».
J’ai eu envie de comprendre ce qui avait pu conduire
ma mère vers le processus de détérioration dans lequel
elle a ensuite plongé. Très vite, j’ai découvert une vie et
un personnage incroyables. Et le désir d’un film s’est
imposé.
Vous décidez donc d’ouvrir ces caisses et
reproduire le geste de votre mère et de votre
grand-mère en menant à votre tour votre propre
enquête ?
M.A. Le suicide de ma mère a laissé une énigme
que j’ai eu besoin de comprendre. Au départ, c’était
comme une torture, parce que sa mort m’enlisait,
mais elle me donnait surtout l’illusion de me libérer
de quelque chose. Sauf qu’on ne se débarrasse pas de
ses origines, et je sentais profondément qu’il fallait
que je me confronte à son histoire. Que malgré moi,
j’en étais empreinte et que je devais y faire face pour
m’en émanciper, et ne pas faire peser l’écho du passé sur
mes enfants. Alors, je me suis emparée de cette matière
qui me dégoutait et m’obsédait, j’ai fouillé, et un jour,
j’ai trouvé des enregistrements sonores, avec la voix
de ma mère. C’était bouleversant et passionnant. Le
fantasme impossible d’une conversation post-mortem
ne m’a plus quitté : faire revivre ma mère suicidée pour
qu’elle m’explique son geste. Lui donner un corps
cinématographique et qu’elle soit l’héroïne du film de
sa propre histoire. Alors, je n’ai pas eu l’impression de
« reproduire », mais de transformer.
Marion, quelle a été votre réaction en découvrant
le projet de Mona ?
Marion Cotillard. J’ai eu immédiatement envie
d’entrer dans l’aventure. C’était un scénario assez
spécial, singulier, d’une fluidité et d’une simplicité
absolues malgré son caractère composite, avec déjà de
nombreuses photos. Fiction ? Documentaire ? Onirisme ?
Je l’ai dévoré comme un roman. J’ai été littéralement
absorbée par le destin bouleversant de la mère de Mona
et celui de la généalogie de femmes qui composent sa
famille. Il y avait tellement de facettes de la lignée dont
je viens qui résonnaient avec elle. J’ai ressenti une
évidence. Par bonheur, cela m’est arrivé quelquefois de
lire des histoires et de n’avoir aucun doute sur le fait
que j’y avais ma place. C’est une des choses les plus
profondes et les plus réjouissantes de mon métier : lire
un scénario et se dire
« Rien n’arrivera sur terre qui fera
que je ne participerai pas à ce film ».
Vous dites, Mona, que Marion s’est tout de suite
imposée. C’était elle, et personne d’autre ?
M.A. Il y a d’abord eu ce moment de sidération devant
la photo de ma mère plus jeune : sa ressemblance
avec Marion. Son insolente beauté. Son charisme, sa
liberté. Et il y avait ma passion, mon admiration pour
Marion Cotillard, l’actrice. Et pour nous être croisées
un peu, l’intuition qu’elle comprendrait Carole. Que
quelque chose nous liait autour de son histoire, qui
pouvait être le point de départ d’une incarnation très
forte. Le parcours de ma mère est marqué, fracturé par
celui d’écrivains puissants et reconnus. J’avais envie
de répondre à cela par un geste cinématographique
exigeant, et donner à Carole l’aura d’une actrice
iconique. Contredire les ténèbres de Carole par cette lumière.
Je savais que ce personnage demandait un travail et un talent
hors normes. Carole est le personnage principal et unique de
ce film. Il fallait une actrice qui puisse faire face à l’enjeu d’y
être omniprésente. Marion est mutante. L’observer est toujours
absolument fascinant. Pour toutes ces raisons mêlées, c’est
avec elle que j’ai eu envie de partager cette expérience.
Dès la première scène où vous apparaissez, Marion,
Mona, qui joue son propre rôle, vous confie les vêtements,
les bijoux, les papiers d’identité et même le parfum de
sa mère et vous demande de vous les approprier. C’est
rare de voir une actrice se transformer ainsi à vue en un
personnage de cinéma.
M.C. On voit rarement ce processus, c’est vrai. Mais il y avait
quelque chose de plus troublant et de plus intimidant encore
dans ce cadeau que m’offrait Mona de devenir sa mère. Je n’ai
pas connu cette femme : je devais me l’approprier, faire en sorte
que Mona y croit, et, connaissant les relations tumultueuses
entretenues entre les deux femmes, j’avais aussi très peur
du trouble que cette métamorphose risquait de produire en
elle. Mona et moi avons vécu des moments très forts durant
la préparation. J’ai tremblé d’appréhension la première fois
qu’elle m’a vue dans les habits de sa mère, avec sa couleur d’yeux
différente, sa coiffure. J’avais envie de lire dans ses yeux que
cela fonctionnait, être en fusion complète avec Carole, mais
aussi tellement de craintes que cela fasse remonter des choses
douloureuses en elle. Ce jeu prêtait à des limites vertigineuses.

Mona, comment avez-vous vécu ces scènes avec
Marion ?
M.A. Je ne les ai pas jouées, je les ai vécues. Le
tournage, chronologique, a été une expérience de vie
insensée, d’une extrême intimité. Chaque jour, son
corps, son visage et sa voix se métamorphosaient. Au
fur et à mesure, la confusion devenait totale. Carole
et Marion fusionnaient. Cela a été bouleversant pour
moi, mais pour toute l’équipe sur le plateau aussi. Une
résurrection, le temps d’un tournage.
Élevée dans le milieu littéraire de l’après-guerre
par votre grand-mère, Monique Lange, elle-même
écrivaine, Carole se laisse aspirer puis détruire
par la fulgurance de ce milieu. Les femmes y sont
malmenées, abusées, mais ont la chance d’être
éduquées et de partager la pensée des intellectuels
d’alors. Jean Genet a ainsi joué un rôle capital dans
la descente aux enfers de votre mère.
M.C. Jean Genet a profité de son ascendant et de son
rayonnement sur une enfant qui avait entre onze et
treize ans, sans que sa mère ne trouve rien à redire,
tant la fascination qu’elle éprouvait pour cet homme
était grande. Monique n’a su voir que le bénéfice et la
chance – inouïe – qu’avait sa fille de grandir au contact
d’un homme si puissant, si talentueux, si formateur
pour l’esprit d’une jeune enfant. Mais Carole a très
vite été écartelée entre sa conscience du privilège de sa
relation avec Genet – le Dieu de sa mère – et la dimension
transgressive de ce lien.
M.A. Les débordements de Genet sur ma mère sont le
reflet de sa façon d’envisager le monde et ses rapports à
l’autre. Dans sa littérature, c’est beau. Révolutionnaire,
même. Mais c’est la tragédie de ma mère. Elle disait :
« Je garde un chien de ma chienne contre Genet mais il
a forgé mon intelligence. Oui. C’est mon ambivalence. »
Que fait-on de ça ? On ne peut pas tout rejeter. Carole
souffrait de ne pas avoir été protégée par sa mère
et son entourage, mais son admiration pour eux
triomphait toujours. Ceux qui lui ont fait le plus de
bien lui ont aussi fait le plus de mal. Ces contradictions
sont indissociables. Nous sommes une humanité
complexe, avec des complicités ambigües et de grands
déséquilibres entre hommes et femmes. Notre idée
du génie a toujours été empreinte d’un sexisme qui
alimente une culture favorisant les abus sexuels.
Mona, Marion, on comprend, à travers les textes
et les enregistrements de Carole que, longtemps
après, elle a cherché des explications auprès des
intellectuels témoins de son drame avec Genet.
Elle voulait aussi qu’ils lui expliquent pourquoi sa
mère s’était montrée à ce point complice.
M.C. Pourquoi Monique Lange a-t-elle poussé sa fille
vers des lieux si destructeurs ? Carole fait face à un
entourage qui, pour la plupart, reste passif, donc aussi
complice. Tout en éprouvant une certaine culpabilité, ils
se dédouanent et relativisent les souffrances de Carole.
« C’était une certaine époque », lui disent-ils. Et Carole
en convient ! Mais à trop se raconter, à trop poser de
questions, elle dérange. Et à quelques exceptions, elle
obtient peu de réponses, peu de reconnaissance de
son histoire. Dans le film, il y a cette conversation avec
Nico Papatakis qui est bouleversante. Quelqu’un enfin
la regarde et l’écoute. Je mesure la solitude de Carole et
le chemin parcouru depuis le mouvement Me Too. Elle
n’a pas eu la chance d’entendre ces mots qui peuvent
enclencher un processus de guérison :
« On te croit ».
D’ailleurs, il est très déchirant qu’elle se soit ôtée la vie
une année avant que la parole des femmes soit enfin
considérée, entendue.
M.A. Dans l’un de ses enregistrements, Carole dit à son
interlocuteur :
« Ma douleur, je voudrais la faire rentrer
dans une histoire ». Comme le dit Marion, ma mère n’aura
pas connu ce temps où elle se serait peut-être sentie
moins isolée. Évidemment, je me demande souvent si
cela aurait métamorphosé quelque chose en elle. Pour
moi, Me Too a été un bouleversement. Le témoignage
d’Adèle Haenel, les livres de Camille Kouchner
ou Vanessa Springora, entre autres, m’ont profondément
touchée, remuée. Soudain, je prenais conscience de
l’universalité de mon histoire. De sa banalité aussi. J’ai
trouvé cela terrifiant… et rassurant. Ce qui me semblait
être une névrose familiale était en fait une névrose
collective ! C’est politique, culturel ! J’ai grandi avec l’idée

que les femmes de notre famille étaient maudites. J’ai
compris trop tardivement que nous étions simplement
le reflet d’un conditionnement général. Cette nuance
est importante.
Le récit que fait Carole du suicide d’Abdallah, le
jeune amant de Genet, est glaçant.
M.A. Dans le contexte de cette époque, la place
accordée aux femmes résonne avec celle de jeunes
garçons arabes pour la plupart illettrés. Ma mère s’est
toujours identifiée à ce jeune homme funambule dont
Genet s’était entiché, puis lassé, et qu’il avait défié puis
détruit jusqu’au suicide. Et Carole s’est pendue, comme
Abdallah.
Mona, vous avez vous-même été victime d’un abus.
Et comme votre grand-mère avant elle, Carole a
mal su faire face à cela.
M.A. Souvent, les abus sont tus ou niés car ils impliquent
des mises en cause qui déstabilisent l’équilibre d’une
famille, d’un milieu. Ces aveux peuvent ruiner certains
privilèges. Ma mère a voulu me protéger, mais malgré
elle, elle a reproduit les travers de la sienne. La sexualité
a joué un rôle déterminant dans ma généalogie de
femmes. Ma grand-mère a abdiqué sa sexualité. Ma
mère s’est prostituée. J’ai construit ma féminité entre
ces deux extrêmes. Dans ma famille, les questions
de sexualité et d’abus sont déterminantes. On parlait
même de « malédiction des femmes ». C’est ce mythe
désastreux qui a empêché ma mère de faire face à ce
que j’ai subi avec bon sens. C’était plus fort qu’elle.
Durant les trente dernières années de sa vie,
Carole, qui mène parallèlement une vie de
photographe puis d’écrivaine, explique qu’elle
a choisi une existence ultra conformiste, avec
le même homme, pour faire taire le désordre
intérieur qui ne la quittait pas.
M.A. À l’extrême, oui, sa manière de se protéger – et
de nous protéger – a été de nous élever dans une trop
grande sévérité. Il y avait en elle beaucoup de violence.
Elle a pu être malmenante.
M.C. Parce que je n’ai pas connu Carole et que travailler
un personnage en donne parfois une lecture un peu
différente, certaines choses me sautaient aux yeux.
J’avais beaucoup de matériel, beaucoup de textes, de
photos et de vidéos sur quoi m’appuyer, et l’une des
premières choses que j’ai remarquée et confiée à Mona,
est l’immense amour que j’ai perçu chez Carole pour
ses enfants. Je ressentais que cette femme aimait ses
enfants. Profondément. Ce à quoi Mona me répondait :
« Et pourtant, elle était si dure avec nous ». Partager
ce ressenti avec Mona a donné lieu à un échange très
fort, qui a résonné sur toute la suite de notre tournage.
Carole m’a permis de me confronter à une question
fondamentale : Est-ce qu’il y a un mauvais amour ? Une
mauvaise façon d’aimer ?
Marion, dans « Little Girl Blue », vous reprenez
en synchro de nombreux passages de textes
enregistrés avec la vraie voix de Carole. Était-ce
une difficulté ?
M.C. Il y avait ce travail de synchronisation à faire, et cet
autre consistant à trouver la voix de Carole, à travers
des monologues exclusivement tirés de ses écrits. Or,
il fallait que le passage de la synchro à ma voix soit
fluide. C’est tout l’objet de l’incarnation. Et c’est ce que
j’aime : réussir à disparaitre totalement derrière un
personnage, et qu’on ne voit plus que lui, jusqu’à croire,
dans ce film, à un personnage, à une voix, sans y voir
aucun artifice. Ne plus faire la distinction.
Mona, comment avez-vous vécu l’appropriation
de la voix de Carole par Marion ?
M.A. Avec émotion et admiration devant l’immense
talent et l’immense travail de Marion pour y parvenir.
Je connaissais ces enregistrements par cœur, mais ils
prenaient une autre ampleur à travers son incarnation.
L’élan de Marion a été d’une générosité sans limite. Ce
qui m’a le plus émue ne se voit pas : chaque jour, elle
se parfumait avec le parfum de ma mère. Chaque jour
elle me laissait l’étreindre comme je n’avais jamais pu,

jamais voulu le faire avec ma mère. Elle m’a consolée. Elle a mis
de la tendresse là où il n’y en avait pas. Au-delà du travail, je vois
notre échange sur ce film comme une forme de sororité très
singulière, très forte. Je dois à Marion un grand apaisement.
Mona, vous avez tourné dans une usine désaffectée à
Mulhouse. On sent que les décors jouent un rôle important
dans ce mélange des formes que vous évoquez.
M.A. Avec Héléna Cisterne, la cheffe décoratrice, nous avons
accueilli la découverte de ce lieu comme un miracle car notre
cahier des charges était complexe : on s’est appuyé sur les
murs de cette usine pour bricoler les morceaux de décors
dont nous avions besoin pour reconstituer les conversations
que ma mère avait eues avec les témoins de son enfance : une
cuisine, une brasserie, un bureau, un studio de radio, un salon.
On comprend au cours du film que ces lieux qui semblaient
dispersés font partie du même espace. Je rêvais ce décor comme
un prolongement métaphorique des méandres de mon cerveau
encombré par ma mère, et dont le pôle central serait mon bureau,
envahi par les archives. Le décor me permettait – comme je l’ai
fait pendant des années – de tourner en rond autour de Carole…
qui finit par tourner en rond autour d’elle-même. Nous étions
vigilantes : comment figurer cet enfermement intérieur sans être
claustrophobique ? Cet enjeu s’est étendu au travail de Noé Bach,
le chef opérateur. Toute la dimension charnelle, sensorielle,
devait aussi transparaitre dans la texture de l’image, et dans
sa façon de nous filmer. Être dans une constante intimité, sans
étouffement, sans impudeur. Frontal, mais doux.

Autre charme du décor : cette ambiance
complètement onirique, jusqu’aux milliers de
feuilles de papier qui volètent sur le plafond de la
pièce où écrit Carole.
M.A. J’ai une vision souvent onirique des choses de la
vie. Dans ce drame familial, je vois aussi de la poésie,
du romanesque. Du beau dans tout ce laid. Comme
il en existe dans les contes mythologiques. Ma mère
s’est perdue jusqu’à la folie dans ces archives de papier.
Je voulais la voir physiquement ensevelie sous cette
matière, comme dans une grotte. Le travail sur le son
permet aussi cette liberté de ton. Avec Olivier Ronval,
l’ingénieur du son, nous avons travaillé la précision, la
justesse des voix entremêlées de Marion et Carole. De
cette matière qui visait une forme de réalisme, de vérité,
nous avons cherché avec Joey Vam Impe, le monteur
son, les ambiances sonores qui viendraient se fondre
dans ce décor hors du temps. Trouver le juste « silence »
du bureau a été le fruit de longues recherches. Et sont
venus les intempéries, des chants de grenouille… Tout
était permis. Valentin Couineau a trouvé la musique de
ma mère, seule facette de Carole qui m’était inconnue.
Et Thomas Gauder, le mixeur, a donné un équilibre à
toutes ces sources foisonnantes. Je lui dois aussi de
m’avoir guidée lors de l’enregistrement de ma propre
voix. Ce que le film brasse a engendré un lien d’une forte
intimité entre nous tous. Je pense au chemin délicat
de maquillage et d’effets spéciaux mené par Daniel
Weimer et Pamela Goldammer, qui ont accompagné la
progressive résurrection de ma mère, sans dénaturer le
visage de Marion. Et à Laetitia Gonzalez, la productrice,
protectrice et exigeante. Mes émotions étaient,
forcément, une composante majeure du tournage. Le
voyage intérieur était souvent chahutant. Il le fallait,
mais sans débordement. Clothilde Carenco, assistante
mise en scène, a aussi été un pilier fondamental sur
ce terrain… qui me donne envie de nommer tous les
membres de cette incroyable équipe !
Avec tout le matériel dont vous étiez dépositaire en
plus du tournage, comment s’est déroulé le montage ?
M.A. Lorsque Marion était là, nous filmions à deux
caméras. Je tenais à ce qu’au moins l’une des deux ne
coupe jamais, et filme les coulisses de nos échanges.
J’étais donc à la fois « fille de » et metteuse en scène.
Marion était tantôt ma mère, le personnage que je
mettais en scène, et elle-même. Je voulais capter
cette confusion. Il a fallu ensuite articuler l’ensemble
au montage avec Valérie Loiseleux, et trouver le bon
équilibre. Construire cette narration visuelle hybride,
entre matériaux filmique, photographique, pictural,
personnel et historique.
Vous y avez aussi intégré des représentations de
Vierge à l’enfant ?
M.A. Cela me semblait intéressant de montrer la beauté, la
puissance et le trouble du rapport mère-fille à travers des
représentations de madones. Évoquer aussi l’injonction
à la maternité, ancestrale. D’autres tableaux dans le film
mettent en scène des agressions sexuelles sublimées.
L’homme dominant à l’extrême, la femme contrite. Tout
y est dit. C’est culturel. Je voulais que les mots racontent
mon histoire, et laisser aux images la possibilité de faire
exister la dimension plus universelle du récit. Sharon
Hammou, la documentaliste, a été fondatrice. Ce film
est hétéroclite, sur le fond et la forme. Entre fiction et
documentaire, la boulimie visuelle expose la liberté,
l’effervescence des époques et des mouvements traversés,
mais aussi leur dimension anxiogène.
Mona, vous le disiez plus haut, le tournage avec
Marion s’est déroulé dans la chronologie. Vous
aviez conçu le dispositif du film, vous jouiez votre
propre rôle tout en assurant la mise en scène de
l’ensemble. Vous est-il arrivé de devoir réajuster
des scènes de l’intérieur ?
M.A. Bien sûr. Être à la fois « fille de », metteuse en scène
et à l’image, me faisait ressentir de façon organique ce
qui était juste, et ce qui ne l’était pas. Le film joue sur les
bascules de registres. Le point de départ documentaire
se métamorphose avec Marion vers une fiction
pure, concentrée autour de Carole. Ma disparition
progressive s’est précisée pendant le tournage.

On se perd parfois ; Marion est-elle toujours Carole ? Est-elle redevenue Marion ? C’est notamment cette scène où, vous, Marion buvez du thé, un peu affalée sur un banc, et où Mona vous dit :« Ma mère faisait aussi du bruit en buvant son thé ». Et vous, Marion, vous répondez :« Mais je croyais qu’on faisait une pause ! »
M.C. Fausse pause. Mais vous avez raison, Mona et moi avons eu beaucoup de discussions concernant mes réapparitions en tant qu’actrice. À plusieurs endroits du film, elles permettent de raconter ce que peut être la fusion d’un acteur ou d’une actrice avec le personnage, et la difficulté aussi parfois d’incarner un personnage aussi tourmenté, aussi torturé que l’est Carole. Je pense à cette séquence où je suis en train de dormir et où je
parle en rêvant. Est-ce moi qui parle ? Est-ce Carole à travers moi ? Je trouve beau d’avoir pu intégrer à l’histoire de cette femme le combat intérieur que peut mener son interprète pour l’incarner. C’est comme une offrande faite aux spectateurs, une façon de leur dire :
« Voilà, je suis cette femme, Carole, le temps d’un film, mais à certains endroits, je vais vous l’offrir d’une manière différente, parce que c’est aussi moi, Marion, qui suis là. » Il y a quelque chose de profond et de puissant dans ce processus qui offre l’opportunité de découvrir une femme autrement.
M.A. Marion m’a déchargée de quelque chose en s’emparant de ma mère. Cela devient une composante importante du film : il y a ma besogne face à mon histoire familiale et le film que je veux en faire. Et il y a la sienne face à ce personnage complexe, techniquement et émotionnellement. Je voulais que le film témoigne de cela. C’est aussi unefaçon tacite d’évoquer l’ère Me Too : aujourd’hui, Marion et moi, nous nous sommes unies avec nos puissances respectives – elle le jeu, moi la mise en scène – pour porter haut l’histoire et la parole de Carole.
Effectivement, Mona, en reprenant à votre tour le flambeau à la suite de votre grand-mère et de votre mère, vous clôturez une histoire tragique en la tirant vers le haut.
M.A. J’avais besoin d’aller vers le beau. Pour moi. Pour mes enfants. Et de renverser la table. On ne se défait pas de nos origines mais il est possible de métamorphoser les choses pour mieux transmettre. Tout est une question de point de vue aussi.Je voyais de la lumière dans tout ce noir. Il y a cette citation de Marguerite Yourcenar dans le film, dont la
découverte a été une révélation pendant mon chemin d’écriture. «Qu’est-ce quevous emporteriez si la maison brûlait ? J’emporterais le feu. » Voilà. Notre maison a brulé et ma mère a été emportée avec. Mais c’est ce feu que je voudrais transmettre à mes enfants.

Dossier de Presse

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