Kirill Serebrennikov

serebrennikovk__c_margaritaivanova_1400x934Né le 7 septembre 1969 à Rostov-sur-le-Don

Russie

Réalisateur, scénariste, metteur en scène de théâtre et d’opéra

Playing the Victim, Le Disciple, Leto, La
Fièvre de Petrov, la Femme de Tchaîkovsky

 

Incroyable destin que celui de Kirill Serebrennikov. Un cocktail explosif à lui tout seul. Père juif russe. Mère polono-ukrainienne. Né à Rostov-sur-le-Don (Russie), voici cinquante-trois ans. Ajoutez, avec le temps, physicien viré saltimbanque, artiste polymorphe (théâtre, cinéma, opéra), agitateur invétéré, homosexuel et démocrate revendiqué. Liberté, diversité, refus de l’assignation identitaire et du patriotisme borné. Tout ce que le pouvoir russe abhorre. Cela devait mal tourner. Il s’est retrouvé accusé de malversations, assigné à résidence en 2017, condamné à trois ans de prison avec sursis en 2020. Il s’échappe de la geôle russe en mars 2022. La sortie de portrait saisissant d’une aliénation, équivaut pour le réalisateur à une libération.

Qu’avez-vous trouvé de particulièrement inspirant dans cette histoire d’amour à sens unique et de folie au point d’y consacrer un film ? Comment avez-vous déjoué les pièges de l’académisme, qui sont souvent les travers des films biographiques et historiques ?

Kirill Serebrennikov : Je souhaitais porter un regard inattendu sur un héros national et intouchable et j’ai décidé, pour ce faire, de suivre les lois générales du biopic (ou film biographique), en considérant les éléments de loin sans porter un regard radical dessus. Se placer à une certaine distance permet d’entrevoir les choses avec du recul et d’embrasser toute la psychologie des personnages, ce qu’il n’est pas possible de faire quand on s’approche trop près, presque face contre face. J’ai adopté cette distance par le truchement d’Antonina, car je voulais adopter le point de vue d’une personne qui ne sait pas ce que nous, nous savons. Elle a son propre regard, vit sa propre expérience, celle d’une personne somme toute classique et banale, en proie à l’impossibilité d’interagir comme il faut avec un génie, ce qu’il représente : un soleil irradiant de talent. Elle n’y parvient pas car, bien que resplendissant, le soleil a aussi ses propres taches et, paradoxalement, ses parts d’ombre. In fine, on n’aperçoit que des fragments de vie vécus par Antonina Milioukova. Peut-être disposera-t-on de l’ensemble de ces fragments quand un grand film aura été réalisé sur la vie de Tchaïkovski. J’ai souvent recours aux plans-séquence ; ce que j’aime dans cette sorte de plan, ce n’est pas seulement une éventuelle prouesse technique de mise en scène (car ces plans sont effectivement complexes à réaliser), mais c’est surtout le rapport entre le cinéma et le temps qu’ils permettent de mettre en évidence. Quand je parle de temps, il ne s’agit pas de l’époque à laquelle se déroule l’action mais du temps qu’il faut pour que le film soit vu. J’ai commencé à travailler à la télévision en montrant des images d’actualité ; je me suis vite aperçu qu’on pouvait monter des choses complètement contradictoires. Ainsi, à partir du même matériau, vous pouvez réaliser un reportage pour ou contre quelque chose ou quelqu’un, selon la commande qui vous sera passée. Pour moi, le montage, c’est du mensonge. Nous vivons aujourd’hui une époque de l’après-vérité, qui est un autre mot pour le mensonge. Nous sommes complétement perdus, nous ne savons plus où se trouve le vrai, où se nichent les fake news. Même les sources écrites peuvent être manipulées par l’informatique. Dans le cinéma, la question du rapport entre la vérité et le mensonge est cruciale : on sait qu’un artiste interprète un personnage mais il faut pour autant qu’on y croie. Tant que la caméra tourne, je sais que je n’ai pas besoin de recourir au montage : tout ce qui est montré dans le champ de la caméra est en quelque sorte réel, plus ou moins. Et c’est cela qui m’intéresse, de manière à éviter le mensonge.

Comment avez-vous abordé la psychologie particulière de vos deux héros ?

Kirill Serebrennikov : Je voulais rendre les personnages absolument complexes, c’est pour cela que j’ai décidé de laisser dans leur bouche leurs vraies paroles. Il s’agit presque d’un film documentaire : les lettres sont authentiques, même le comportement des personnages montré à l’écran est extrêmement fidèle à la réalité. Ainsi, ce que dit Antonina des juifs dans son délire antisémite se retrouve mot pour mot dans ses lettres. Ma part d’auteur réside surtout dans la composition que j’ai faite des séquences, en tâchant de respecter le plus possible la réalité.

Quelles sources avez-vous utilisé pour vous documenter sur l’histoire du couple ?

Kirill Serebrennikov : Une biographie de Milioukova a été écrite il y a quelque temps par un certain Valeri Sokolov [Antonina Tchaïkovski : l’histoire d’une vie oubliée, 1994] ; elle réunit des lettres, et des souvenirs d’elle et sur elle. C’est de là que viennent toutes les informations dont j’ai pu disposer et que j’ai utilisées pour mon film. Le seul changement que j’ai opéré concerne le lexique du XIXe, qui me paraissait daté et que j’ai modernisé pour plus de compréhension. Il faut dire que la biographie de Tchaïkovski a été soumise à une censure quasi perpétuelle dès le lendemain de sa mort, d’abord par son frère Modest qui a coupé au sens propre du terme des morceaux de lettres pour ne pas discréditer la mémoire de son frère, puis par les autorités soviétiques qui ont caviardé tout ce qui pouvait rendre Tchaïkovski vivant. Tout cela a été compliqué à restaurer, il a fallu avoir recours aux archives occidentales (en effet, la première vague d’émigrés à la suite de la Révolution d’Octobre avait fui le pays avec de nombreuses lettres et archives de toute rareté). Le livre qui retrace sa vie de la manière la plus fidèle et la plus intéressante est une biographie en deux tomes écrite par un universitaire de Yale, Alexander Poznansky, qui a réussi à regrouper et compulser tout ce qui avait pu être écrit sur Tchaïkovski, en Russie et en Occident. Il n’était pas question pour moi de réaliser un film historiographique sur leur vie. Ce qui m’intéressait, c’était de faire un film qui soit compris par les spectateurs d’aujourd’hui et qui montre les ressorts de la passion. Ce qui est intriguant dans la relation entre cette femme qui essaie de s’approprier ce grand compositeur et cet artiste dont l’ampleur la dépasse et qui refuse de se donner et se confier à elle, c’est leur égoïsme, la manière de ne pas s’écouter l’un l’autre, de ne pas se comprendre. Et cela peut permettre d’en tirer des conclusions pour nous-mêmes.

Cette impossibilité de s’entendre et de se comprendre se retrouve dans leur photo de couple, où elle regarde sur le côté alors que lui nous fixe du regard.

Kirill Serebrennikov : Il n’existe qu’une seule photo où ils apparaissent tous les deux et je l’ai restituée telle quelle dans le film. Elle est très étrange, on ne sait pas pourquoi, sur ce cliché, il nous regarde alors qu’elle-même a son attention portée ailleurs. Dans de nombreuses scènes du film coupées au montage, et d’une durée totale de 40 minutes qui se retrouveront peut-être dans une édition intégrale, j’ai représenté les ateliers dans lesquels Tchaïkovski, ses amis et ses élèves se faisaient photographier. Il y passait beaucoup de temps car les daguerréotypes nécessitaient une certaine application pour ne pas être flous. Tchaïkovski a été un pionnier des photos commerciales ; en raison de sa célébrité, tout le monde souhaitait posséder sa photo chez lui. Il se faisait alors tirer le portrait chez les plus grands artistes, lesquels vendaient les photos avec les partitions. Pour l’anecdote, Tchaïkovski souffrait de nombreuses phobies, l’une d’entre elles consistait en la peur de prendre froid aux oreilles (ce qui aurait été compliqué pour sa musique). Il mettait donc souvent du coton dans les oreilles. Un jour, il s’est fait prendre en photo mais il avait oublié d’ôter ce coton, le cliché a donc été retouché par la suite pour être mis en vente, mais la photo originale existe toujours. Un autre aspect amusant est qu’il ne sourit jamais. J’ai découvert que la raison principale en était sa mauvaise dentition. Il n’ouvrait donc jamais la bouche, par coquetterie. J’ai toujours été enthousiasmé par ce genre de petites histoires car cela rend les choses vivantes et permet de ramener une époque dans sa vivacité, pour qu’on la comprenne et l’appréhende mieux. Recréer une vérité historique m’a exalté et je compte bien recommencer.

Votre film montre aussi l’atmosphère poisseuse de la Russie de l’époque et en cela, elle restitue également cette réalité historique qui vous tient à cœur.

Kirill Serebrennikov : C’était la réalité du XIXe. Les ordures étaient encore lancées sur la chaussée, comme on le voit dans le film, même si les caniveaux et les canalisations commençaient à faire leur apparition. J’avais envie de montrer la saleté et l’absence du confort auquel on est habitué aujourd’hui. Les personnages ont envie de vivre, aimer, souffrir, servir la musique… Par contraste, ces ambitions s’opposent à ces scènes d’extérieur, tristes, sales et dégradées. Je voulais illustrer le véritable milieu où tous ces gens ont évolué, rêvé, aimé…. On a d’ailleurs vécu une expérience similaire, quoique dans des proportions moindres, sur le plateau puisqu’on a tourné le film en pleine pandémie de Covid : tout le monde toussait et portait des masques, on avait alors l’impression de revivre un peu ce que les gens de l’époque éprouvaient, notamment lors de l’épidémie de choléra, qui a emporté Tchaïkovski lui-même. Il est mort après avoir bu un verre d’eau contaminé, on ne savait pas encore à l’époque en Russie qu’il fallait bouillir l’eau, contrairement au monde occidental qui était en avance sur ce sujet. On a même fait courir le bruit de l’empoisonnement et d’un prétendu complot lié à son homosexualité.

Comment avez-vous pu mener à bien le tournage de votre film dans le contexte actuel de la guerre entre la Russie et l’Ukraine ?

Kirill Serebrennikov : J’ai tourné mes deux derniers films dans un état second, entre la psychose et la folie, ce qui a influé sur ma propre appréhension de ces deux longs métrages. La Fièvre de Petrov a été tournée pendant mon procès et j’avais l’impression que la réalité s’échappait petit à petit sous mes pieds. Pour la Femme de Tchaïkovski, je pressentais qu’il ne pourrait jamais être diffusé en Russie. Je savais que la folie était présente dans le pays à l’époque mais jamais je n’aurais pensé que cela dévierait vers une guerre. Quant à mon prochain film, adapté de Limonov, le livre d’Emmanuel Carrère, je l’ai commencé en Russie avant la guerre mais je l’ai continué en dehors. Ce que disait Limonov à l’époque (retrouver les territoires perdus par la Russie, remettre sur pied l’Union soviétique, éliminer les libéraux…) est intégralement repris par le pouvoir aujourd’hui. Il était marginal jusqu’à une époque récente mais aujourd’hui, tout ce qu’il disait est assumé de manière ouverte et sans complexes et c’est ce qui est effrayant.

D’après G. Narguet pour Zone Critique

Le Disciple

Homosexuel, provocateur, défenseur des minorités, l’homme de théâtre et cinéaste russe est un véritable électron libre au pays de Poutine. Son dernier film, “Le Disciple”, met en scène un ado devenu un fou de Dieu.

On ne le connaît pas encore bien en France, sauf à Avignon, où il a présenté, en 2015, une version toute personnelle des Ames mortes de Gogol. Spectacle d’une rare insolence où il exaltait les exclus du système Poutine : les femmes, les marginaux, les contestataires…

Depuis, Kirill Serebrennikov, 46 ans, homosexuel et provocateur, est devenu en Russie une sorte d’idole. Surtout auprès d’une jeunesse qui se presse en masse dans son théâtre, le Gogol Center. Il le dirige depuis cinq ans avec une ferveur accrue. Car les subventions se sont réduites comme peau de chagrin, depuis qu’il a refusé de signer une « pétition des ­artistes », censée approuver le rattachement de la Crimée à la Russie…

Après avoir réalisé des documentaires, dans les années 1990, il a connu le succès commercial au cinéma avec Jouer les victimes, une adaptation d’Hamlet où, avant d’entreprendre sa vengeance, le héros de Shakespeare faisait le mort lors de reconstitutions criminelles ubuesques. Humour féroce que l’on retrouve dans Le Disciple, son nouveau film, qui sort cette semaine. L’histoire d’un ado qui devient, à coups de citations bibliques, un « fou de Dieu » orthodoxe. Est-il un utopiste qui lutte pour faire retrouver au monde sa pureté perdue ? Ou une petite canaille qui cherche à l’asservir ?

Comment définiriez-vous votre personnage principal ?

Un malin. Un rusé. Un profiteur. Un type qui a parfaitement compris le système et l’utilise pour arriver à ses fins : faire ce qu’il veut et réduire les autres à sa merci…

Mais n’est-il pas, aussi, le fantôme du fameux « simple d’esprit » qui, de L’Idiot à Boris Godounov, parsème la littérature russe ?

Non, non, ce serait trop beau… J’avais un copain qui ressemblait à ce que vous dites : un idéaliste candide. Il n’avait jamais rien lu de sa vie, mais, le voilà, un jour, qui ouvre un livre. Pour son malheur, il tombe sur Nietzsche et, en un tournemain, il devient nietzschéen à mort. Quelque temps après, il tombe sur un bouquin qui réfute tout ce en quoi il s’était mis à croire et il devient anti-nietzschéen avec virulence. Mais Veniamin n’est ni niais ni ingénu. C’est un mec rusé qui a décidé d’exploiter nos faiblesses et nos peurs à son profit.

Est-il, pour reprendre le titre d’un roman célèbre de Lermontov, « un héros de notre temps » ?

Oui, à un détail près. La littérature au XIXe siècle et le cinéma au XXe se sont toujours intéressés à des êtres qui niaient l’ordre social, ou le menaçaient. Mais ils les peignaient comme des « loups solitaires », comme on dit aujourd’hui. Le problème est que des Veniamin, il y en a, désormais, des flopées, des hordes…

Que s’est-il passé, en Russie, pour que naissent ces Veniamin ?

Rude question ! L’un des événements importants a été la parution, dans un journal très lu, d’un article qui informait les citoyens qu’ils pouvaient porter plainte contre tout ce qui « heurtait leurs convictions religieuses ». Ce qui est absurde : en quoi la loi devrait-elle se mêler de la foi ?… Toujours est-il que cette décision inique a réveillé les forces obscures du pays, l’obscurantisme dans ce qu’il a de plus nocif. Des gens se sont rués dans des théâtres, dans des expos, dans des musées pour agresser des acteurs, pour détruire des œuvres qui « heurtaient leurs convictions religieuses ». Dans le film, Veniamin ne veut pas aller à la piscine, parce qu’il y a, dans l’eau, des corps impudiques qui « heurtent [ses] convictions religieuses ». Cette phrase absurde, on l’entend, désormais, partout à Moscou. « Non, je n’ôterai pas mon hijab, parce que ça « heurte mes convictions religieuses » » ; « oui, je me baignerai en burkini, parce que ça ne « heurte pas mes convictions religieuses » ».

Que faire, alors, avec des ados comme Veniamin ?

Ne pas en avoir peur, d’abord, parce qu’ils ne comptent que sur l’angoisse qu’ils provoquent en nous. Ne pas s’humilier devant eux. Ne pas les plaindre, ni les excuser au nom d’une bonté d’âme qui cache un masochisme social effrayant. Prendre Veniamin entre quatre yeux et lui dire : « Tu te crois un idéaliste, un révolutionnaire, le héraut de ta foi ? Non, tu n’es qu’un con. Fous-moi le camp ! »

Un peu expéditif comme méthode…

Vous trouvez ? Sans doute ai-je, comme bien des Russes, la tentation de solutions sommaires. Pour notre bonheur ou notre malheur, nous avons toujours été des guerriers, aptes à défendre notre territoire. Mais écoutez : nous sommes là, réunis dans une grande pièce emplie de livres, d’affiches de films. Voilà le territoire qu’il nous faut défendre : la culture, la connaissance, la science, l’art. Tout ce que nos aïeux nous ont légué… Je me suis toujours demandé comment un pays humaniste comme la Russie avait pu pousser Staline au pouvoir. Comment des millions d’Allemands civilisés avaient pu voter pour Hitler. Comment les Italiens avaient pu idolâtrer, durant des années, celui qu’ils ont, ensuite, pendu par les pieds : le pantin grassouillet qu’était Mussolini. Quelles sont les raisons qui ont poussé, avant la révolution, les intellectuels de mon pays à se laisser humilier et détruire par des forcenés dont ils arrivaient à justifier les exactions ?… Le masochisme des classes en déclin m’a toujours intrigué.

Mais les pièces de Tchekhov ne parlent que de ça : La Cerisaie, en particulier…

Si ce n’est que Tchekhov se moquait de ces apeurés. Il les montrait sympathiques, parce qu’ils étaient du même monde que lui, mais il fustigeait leur vacuité, leur déraison, leur fatalisme. Il riait de ses pauvres héros.

Est-ce qu’on peut rire devant Le Disciple ?

Bien sûr ! C’est une comédie. Noire, très noire. Absurde, très absurde. Mais une comédie…

Y a-t-il, en Russie, un renouveau du stalinisme ?

A un point qui me rend malade. On me rétorque : mais Staline était aimé par la majorité de son peuple ! Et alors ? Ce sont les minorités qui, le plus souvent, sont dans le vrai.

Dans le film, vous évoquez un manuel qui vante ses qualités de manager…

Tout est vrai. Le discours du pope, aussi, que j’ai utilisé au mot près.

L’influence de l’orthodoxie est-elle toujours prépondérante ?

Plus que jamais. L’Eglise est partout, dans les écoles comme dans les coulisses du pouvoir. Je ne parle évidemment pas des pauvres popes villageois, sincères, qui tentent plus ou moins de réconforter leurs ouailles. Mais des prêtres tout-puissants qui roulent sur l’or et en Rolls, et qui ont l’oreille d’hommes politiques qui les consultent et qu’ils conseillent. Comme Raspoutine, jadis, et les faux voyants et les simili-chamanes qui hantaient la cour de Nicolas II… A une époque, j’avais quelques ennuis pour gérer mon théâtre. Un type bien intentionné m’a chuchoté un jour : « Je vais te donner le téléphone d’un pope. Appelle-le, explique-lui tout et il va t’arranger ça. » Moi, m’abaisser à aller voir un prêtre ? « Bordel de merde, jamais ! » ai-je gueulé. Son regard s’est fait triste : « Tu as tort », m’a-t-il dit. Et sans doute avait-il raison.

Le sexe ne semble pas trop intéresser votre héros ?

De toute évidence, c’est un homosexuel refoulé. Il se sert de sa beauté comme de ses citations religieuses : pour mieux asseoir son emprise sur une fille, dont il se fiche, et un garçon, ouvertement gay, lui, qu’il va détruire… C’est terrible d’être un jeune homo en Russie. Ils se suicident en masse. L’Etat, qui continue ­d’assimiler l’homosexualité à la pédophilie, est le premier responsable. Récemment, il a interdit un site où les jeunes pouvaient échanger avec des spécialistes. Motif : Internet faisait du prosélytisme ; il prônait l’homosexualité au lieu de l’éradiquer. Deux solutions : se cacher, au risque de devenir frustré, alcoolique et violent, ou s’accepter avec la certitude d’être moqué, agressé et tué. On me demande souvent, en Russie, pourquoi il y a tant de gays dans mes spectacles. Et je réponds toujours qu’ils y seront bienvenus, tant que la société les ostracisera avec cette rage. Si un jour – ce n’est pas demain la veille – mon pays acceptait qu’ils vivent tranquillement leur vie, j’irais voir ailleurs. Je soutiendrais d’autres exclus.

Mis à part la prof, géniale, qui s’oppose au héros, les autres membres du corps enseignant sont lamentables…

De fait, c’est le groupe le plus conservateur du pays. Il faut voir comment ils s’agitent, lors des élections, pour faire triompher le pouvoir en place. Ils sont malléables, obtus, craintifs. Résultat : la qualité de notre enseignement est en chute libre… Mais j’ai bon espoir que tout s’arrangera au XXIe siècle. Comme sans doute vous vous en rendez compte, il n’a pas encore commencé : le XXe siècle nous étouffe encore. Mais je suis sûr que les nouvelles technologies, le haut débit, l’« ubérisation » annoncent une ère nouvelle. Tout va changer. Bientôt naîtra un monde où n’existeront plus les intermédiaires entre producteurs et consommateurs. Plus de banques, plus de juristes. On ne travaillera pas contraint et forcé, comme aujourd’hui. On s’adonnera à la philosophie, à l’écriture…

Pour le coup, vous parlez comme un idéaliste de Tchekhov : Astrov dans Oncle Vania !

Mais Astrov promettait le bonheur dans cent, deux cents ans. Moi, je vous l’annonce déjà en route, tout près… Il y a deux jours, en Allemagne, j’entre, tard le soir, chez un Turc qui vendait des kebabs. Lui, tranquille, en gants blancs, observait un petit robot qui lui taillait à toute vitesse ses tranches de viande. Ça m’a transporté ! Voilà l’avenir : les robots au boulot et nous, au repos, enfin.

Au fond, ne seriez-vous pas un prophète, comme voulaient l’être Dostoïevski ou Soljenitsyne ?

Un donneur de leçons ? Les Russes ont tendance à l’être. Dostoïevski exagérait les ténèbres pour prouver l’existence de la lumière. A la fin de sa vie, Soljenitsyne se perdait dans le moralisme. Moi, je suis d’une génération lassée par les réponses faciles. Jadis La Fontaine, Krilov écrivaient leurs fables, et deux lignes en tiraient une leçon facile, précédées de ce mot effrayant : « moralité »… Ça ne marche plus. La morale existe encore, certes, mais elle est devenue – et c’est ce qu’évoque Le Disciple – la proie de faussaires qui l’utilisent pour le pire. Elle ne repose plus sur le verbe. Les mots trompent, ils sont gonflés d’ego et l’ego est un moyen pour asservir l’autre. Pour moi, la morale est un sentiment, mais un sentiment actif qui me pousse vers mon prochain, m’empêche de lui nuire… Mais non, je ne suis pas un prophète. On me demande souvent : « Qu’avez-vous voulu dire avec votre film ? » Et je réponds : « Rien. » Sinon provoquer, chez certains, le doute, la discussion, la contestation. Je suis persuadé que les horreurs auxquelles nous sommes confrontés viennent du silence. De l’inexprimé. Du refoulé. Des zones d’ombre de nos personnalités que nous nous efforçons de taire à toute force.

En tant qu’artiste, comment vous sentez-vous dans la Russie contemporaine ?

Au théâtre, je peux faire ce que je veux. Ou plutôt, comme disait Maxime Gorki, je me suis donné le droit d’être libre, dans une Russie qui en est restée au stade de l’Europe des années 1950-1960 : le temps où Fellini était interdit par le Vatican, où Pasolini allait de procès en procès pour atteinte aux bonnes mœurs.

Mais y a-t-il, en Russie, une politique culturelle ?

Au début des années 2000, elle a existé. Elle a même été bénéfique. Lumineuse. Le mot d’ordre était : « On arrose toutes les fleurs. » On aidait les réacs comme les radicaux, les crétins comme les surdoués. L’éclat du théâtre russe est né de cette époque bénie : des salles pleines, des spectacles passionnants, reconnus à l’étranger… Et puis, même si Poutine n’a pas une fois, vraiment pas une, donné d’instructions artistiques, le ministère de la Culture s’en est chargé : moins d’argent, et place, à nouveau, à ce vieux fantasme de l’art utile, patriotique. On vous subventionne, mais donnez-nous des gages… Moi, je continue à avoir les plus petits subsides de Moscou et je m’en sors. Le public a confiance, il vient encore. Mais je suis sûr que, dans dix ans, ces technocrates auront réussi à détruire tout ce qu’ils avaient étrangement réussi à créer. Ce sera le désert rouge.

Pourquoi tant de plans-séquences dans vos films ?

Ils me viennent de mon passé de documentariste. Le montage est un mensonge obligatoire. Je me sens proche, moi, d’une sorte de cinéma vérité.

Comment, dans Le Disciple, vous est venue l’idée de Veniamin traînant chez lui une immense croix orthodoxe ?

Comme je tournais en décors naturels, je me réjouissais d’observer les réactions des gens durant les prises, et je n’ai pas été déçu : murmures, rires, signes de croix… Vous savez, les idées ne me « viennent » pas. Elles ne trottinent pas sur leurs petites pattes pour arriver jusqu’à mon esprit. C’est un ­virus. Qui me dévore de l’intérieur, qui se nourrit de mes boyaux et finit par s’extirper de moi, comme la créature d’Alien, pour mieux s’enfuir, vivant et rassasié… Je prépare, actuellement, un film sur Tchaïkovski, et c’est une épouvante. Je pense que mes idées finiront par me faire la peau.

Dirigez-vous différemment vos acteurs de théâtre et de cinéma ?

Au cinéma, mon souci est de créer un espace où les comédiens trouvent leur liberté. Au théâtre, c’est l’inverse : l’acteur doit trouver en lui la force de se glisser dans une expérience artificielle qu’il partage avec le spectateur. Et moi, au théâtre comme au cinéma, j’essaie de tordre la réalité pour aller au-delà, jusqu’à frôler le surréalisme.

Quelle est, à vos yeux, la plus grande tare en Russie ?

Artistiquement ? La télé ! Une propagande effrénée vingt-quatre heures sur vingt-quatre. A un point qui frise le non-sens… Moi, je n’ai plus de téléviseur depuis quinze ans. Mais mes parents en ont un par chambre et vont de l’un à l’autre en ­gobant tout ce qu’ils entendent. Je leur demande : « Vous croyez vraiment à ces conneries ? – Pourquoi on nous mentirait ? » me répondent-ils. C’est sans issue.

Vous êtes bien sévère avec vos compatriotes…

Pas seulement avec eux ! Je vais vous dire : j’ai le don – qui peut vite devenir une tare – de découvrir l’étrangeté cachée des êtres. Je n’aime que les gens bizarres et la Russie en regorge. Il n’y a même que ça… Peut-être ai-je l’amour vache, mais, au moins, mes compatriotes ne m’ennuient jamais. Ils me passionnent. Et ils m’effraient.

Pierre Murat pour Télérama 21/11/2016

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