Estibaliz Urresola Solaguren (20 000 Espèces d’Abeilles)

Née le 4 Mai 1984

Espagne

Réalisatrice, scénariste, producteur

20 000 Espèces d’Abeilles

Pour son premier long métrage, l’Espagnole Estíbaliz Urresola Solaguren a choisi un sujet délicat s’il en est : l’identité de genre dans l’enfance. Son sublime « 20 000 Espèces d’abeilles » raconte l’été d’une petite fille (Sofía Otero, Prix de la meilleure interprétation à la Berlinale 2023), 8 ans, dans la famille de sa mère au Pays basque espagnol, alors qu’elle prend conscience qu’elle ne se sent pas en adéquation avec le genre (masculin) assigné à sa naissance, ce que ses proches accueillent de différentes manières. Retour avec la réalisatrice sur ce sujet brûlant, qui agite la société de part et d’autre de la frontière basque.

Comment est née l’envie d’écrire un personnage de jeune fille trans de 8 ans ?

En 2018, au Pays basque, un jeune garçon trans de 16 ans s’est suicidé, et cela a eu un énorme impact sur toute la société basque. Cela a été un moment de réveil parce que personne n’évoquait les enfants ou les ados transgenres. Personne ne concevait même que ça existe. Il a laissé une lettre d’adieu qui expliquait qu’il se suicidait pour apporter de la visibilité aux personnes et aux enfants dans sa situation. Des familles témoignaient à la télévision, partageaient leurs expériences, c’était vraiment le début de quelque chose. Je suis, depuis longtemps, sensible au sujet du genre, et j’ai voulu participer à ce mouvement. Je me suis interrogée sur ce que pouvaient vivre les familles dans cette situation, comment elles accompagnaient leurs enfants avec si peu d’informations. Je me suis rapprochée d’une association de parents d’enfants trans et j’ai commencé à mener des recherches documentaires, des rencontres, des interviews.

Aviez-vous des images, des films en tête ? Quelles étaient vos références sur ce sujet si rarement traité ?

Je voulais savoir ce qui avait été fait avant, notamment dans le champ de la fiction, pour être sûre que mon approche apporte quelque chose d’inédit au débat. Je n’ai pas trouvé grand-chose, mais il y a Tomboy de Céline Sciamma [2011, ndlr] qui était très courageux sur le sujet, le film Girl de Lukas Dhont [2018, ndlr], un autre film belge plus ancien, Ma vie en rose [d’Alain Berliner, 1997, ndlr] et le film américain A Kid Like Jake [de Silas Howard, 2018, inédit en France, ndlr] avec la star de la série The Big Bang Theory, Jim Parsons, qui se concentre sur l’expérience vécue par les parents. Et, ce que j’ai vraiment appris en rencontrant les familles, c’est que ce n’est pas à l’enfant de faire une transition, mais à la famille entière de se transformer. L’enfant, de son côté, est toujours la même personne, c’est surtout le regard des autres qui doit changer. C’est pour cela que mon film se concentre sur les relations d’interdépendance familiale, la façon dont une famille peut se saisir de cette circonstance pour démarrer une nouvelle communication faite d’écoute, de respect, de calme et de compréhension. Et cela pas seulement vis-à-vis de l’enfant trans, mais aussi dans le couple, avec les frères et sœurs, les aînés… Je pense que la société est maintenant prête à accepter un film comme le mien, qui évoque quelque chose de positif et de doux. Rien n’avance sans peur, sans confusion ou sans doute, mais, en faisant ce genre de film, je pense qu’on peut changer nos regards et parler naturellement de ce sujet, saisir les occasions pour repenser la famille et l’identité.

À l’écriture, quels étaient les pièges ou les clichés à éviter ?

D’abord, je voulais éviter les scènes de harcèlement entre enfants, même si c’est évoqué en filigrane dans les toilettes de la piscine. Je voulais que la violence soit presque invisible, mais qu’on éprouve les situations vécues par une enfant trans : le fait qu’on vous appelle par un nom qui n’est pas le bon, qu’on vous fasse pénétrer des espaces qui ne vous sont pas destinés… Tout cela crée une véritable violence que les personnes cis peuvent souvent ignorer. Je voulais que les spectateurs ressentent cet inconfort quotidien qui vous suggère que vous n’êtes pas adapté au système qui vous entoure et que vous avez un problème. Alors que c’est le système, le problème ! L’autre défi que je m’étais fixé, c’était de ne pas m’attarder sur le corps en tant que terrain d’exploration principal, car ce n’est pas de là que vient l’identité.

Le casting est une étape-clé pour mettre en scène un personnage de jeune fille trans. Quelles règles vous étiez-vous fixées ?

Le casting pour ce rôle ressemblait à une lettre adressée au Père Noël : je rêvais de rencontrer une jeune fille trans entre 8 et 10 ans, qui parle basque, et qui soit avant tout une immense actrice parce qu’il fallait que l’empathie du public soit immédiate, qu’il soit puissamment connecté à elle. Le principe du casting a été de ne rencontrer que des petites filles, trans ou cisgenres. Il fallait que je puisse lui dire : « Imagine que le monde entier ne te regarde pas comme une fille, ne te traite pas comme une fille, comment réagirais-tu ? » Ne serait-ce qu’idéologiquement il était impossible de prendre un garçon qui aurait joué une fille. Il fallait être une fille pour le rôle puisque les filles trans sont des filles et pas des garçons qui jouent à être des filles.

Votre choix s’est porté sur Sofía Otero, qui a été récompensée, à seulement 9 ans, d’un Prix d’interprétation par le jury de Kristen Stewart lors de la dernière Berlinale…

C’était complètement inattendu ! Je suis très attachée à Sofía. Elle est comme quelqu’un de ma famille aujourd’hui, comme une nièce. Ce que nous avons vécu était très spécial et intime. Elle a beaucoup appris et est devenue une grande actrice pendant ces sept semaines de tournage.

Le film est sorti en avril en Espagne, comment a-t-il été accueilli ?

L’accueil a été incroyable, et le film est resté onze semaines à l’affiche, ce qui est plutôt rare pour un premier film, qui plus est un film d’auteur. Le bouche-à-oreille a vraiment bien fonctionné, et c’était dingue de voir les files d’attente devant les salles. Beaucoup de familles avec des enfants trans ont témoigné devant des foules d’inconnus lors de projections, et j’ai reçu énormément de messages de personnes trans qui ont renoué avec leur enfant intérieur grâce au film. Malgré la diversité des parcours, c’est toujours ça qui revenait.  Je crois que le public a compris que ce n’était pas un film qui mettait en avant une idéologie, mais simplement des sentiments humains.

Est-ce que toute cette expérience, de l’enquête à l’écriture, du tournage à la sortie publique du film, a bouleversé de façon intime votre point de vue sur l’identité de genre ?

J’ai toujours été intéressée de façon intime par ce sujet. Dans mon tout premier court métrage [Adri, inédit en France, ndlr], je racontais l’histoire d’une jeune nageuse de 11 ans qui s’entraînait pour un grand championnat. Deux jours avant, elle a ses premières règles, et cela change tout : sa perception d’elle-même et de son corps. Plus jeune, je pratiquais aussi la natation et j’étais toujours avec des bandes de garçons, j’adorais le sport, la compétition, faire des activités extérieures, escalader des montagnes… mais je savais que je n’étais pas l’un d’eux, surtout quand j’ai grandi, à l’adolescence et que mon corps a changé. Plus qu’une réponse, ce que j’ai appris des échanges avec toutes les personnes que j’ai rencontrées en faisant le film m’a plutôt enrichie de questions nouvelles. Je pouvais penser que le genre était une construction sociale, mais, en échangeant notamment avec de très jeunes enfants trans, j’ai compris que l’expression du genre était plus complexe et qu’elle pouvait s’affirmer même avant l’acquisition de la parole. C’est finalement encore très mystérieux, mais je reste convaincue que la conscience de soi et la relation aux autres sont les clés d’une vie épanouie et qu’il faut que cessent ces situations de constantes négociations avec la société sur ces sujets. C’est aussi pour ça que le film est choral, qu’il n’est pas uniquement mené par le personnage central de cette petite fille et qu’on peut y assister à l’évolution positive de sa famille, de ses proches.

Ce qui est relativement inédit, si ce n’est sous la forme documentaire, dans Petite Fille de Sébastien Lifshitz (diffusé sur Arte en 2020), par exemple…

Oui, les films que je citais comme références ont tout de même une approche sombre et triste du sujet et finissent mal. La famille et l’entourage sont source de conflits. Tout ce qui tourne autour de ce qu’il est possible d’apprendre des personnes trans n’est que peu traité alors que c’est la clé : écouter, apprendre, évoluer.

D’après Franck Finance-Madureira pour Trois Couleurs le 08/02/2024

Ce contenu a été posté dans Réalisateurs. Mettre en favori.

Comments are closed.