Woody Allen et la philosophie

Depuis ses débuts, Woody Allen est fasciné par la philosophie. Il l’a tournée en dérision dans des essais humoristiques comme « Ma philosophie », des pièces comme « Death Knocks » et « God », et bien entendu des films à l’instar de Guerre Et Amour. Plus sérieusement, il a exploré des thèmes philosophiques dans Crimes Et Délits et Match Point. « Depuis que je suis tout petit, je suis attiré, pour je ne sais quelle raison, par ce qu’on appelle en général les « grandes questions existentielles », dit-il. Dans mon parcours professionnel, j’en ai fait des sujets qui prêtent à rire lorsqu’il s’agit d’une comédie et, s’il s’agit d’une œuvre plus sombre, des objets de conflit entre mes personnages. »

L’intérêt du cinéaste pour la philosophie s’est manifesté plus nettement quand il a découvert, à l’adolescence, l’œuvre d’Ingmar Bergman : « Ses films m’ont fasciné, confie-t-il. À l’époque, je n’avais pas lu Nietzsche ou Kierkegaard, qui ont beaucoup marqué Bergman, mais les thèmes qu’il abordait ont trouvé un fort écho chez moi. J’étais captivé par ses films et par les questions et les problèmes qu’ils soulevaient. Par la suite, au fil des années, j’ai lu pas mal de philosophes et j’ai mieux cerné qui avait pu inspirer Bergman et à partir de quelles idées il avait bâti ses intrigues. En grandissant, j’ai de plus en plus apprécié de lire des ouvrages de philo, de pouvoir comparer leurs idées, et d’observer à quel point ils s’opposent et se contredisent sur leurs approches divergentes des grandes questions existentielles. »

La passion du réalisateur pour la philosophie est tellement prégnante dans son œuvre qu’elle a inspiré plusieurs ouvrages de réflexion sur les thèmes philosophiques abordés dans ses films. « Je ne pense pas que mes scénarios ou mes pièces soient particulièrement novateurs sur un plan philosophique, poursuit-il. Ils ne sont que le fruit des philosophes que j’ai lus. Au mieux, on peut estimer qu’il existe une certaine cohérence dans les thèmes philosophiques que j’ai abordés dans la plupart de mes films. Mais il s’agit là d’obsessions personnelles qui touchent à des thématiques sur lesquelles des penseurs réfléchissent depuis longtemps. Je m’intéresse à des réalités déprimantes qui m’obsèdent. Elles obsèdent des artistes et des intellectuels bien plus pointus que moi, mais je les aborde dans mes films en y apportant mon propre regard. » Les thématiques que Woody Allen explore régulièrement dans ses films sont le plus souvent assez sombres. C’est évidemment le cas de ses œuvres les plus noires, comme Match Point, mais même ses films les plus légers sont parfois empreints de gravité. L’Homme Irrationnel exprime la vision sans concession qu’a Woody Allen sur le monde.

Professeur de philosophie, Abe Lucas (Joaquin Phoenix) est un homme perdu. Son étude des grands penseurs ne l’a pas rendu heureux : il a renoncé à toute foi dans sa vocation et tout espoir en l’avenir. « Abe a toujours cherché à faire quelque chose de constructif de sa vie, estime Phoenix. Il s’est engagé dans l’action politique et s’est rendu dans des zones touchées par des catastrophes pour tenter de venir en aide aux populations locales. Mais il a vécu des événements terribles et, au bout d’un certain temps, il s’est mis à avoir le sentiment que ses actions, quelles qu’elles soient, étaient inefficaces. Et s’il a aimé son métier d’enseignant autrefois, il estime que ses cours n’auront une incidence majeure que sur un tout petit nombre de ses étudiants. La plupart d’entre eux mèneront des vies banales et ne se pencheront même pas sur leur passé quand leur fin sera proche. » Le cinéaste renchérit : « Abe est abattu par les souffrances et la laideur du monde, comme par l’effroyable vulnérabilité de l’être humain. Il a l’impression d’être un raté parce qu’il n’a jamais accompli quoi que ce soit de vraiment marquant. Il s’est contenté d’écrire de nombreux articles savants qui ont nourri des débats entre enseignants et étudiants. Mais il est en arrivé à un point où tout cela lui est devenu totalement indifférent. »

Lorsqu’il débarque à Braylin, modeste université de la Côte Est où il est censé enseigner pendant un été, il est précédé d’une réputation d’intellectuel controversé ayant vécu des événements tragiques. Il devient un sujet de discussion entre enseignants et un objet de grande curiosité de la part des étudiants. Si son excentricité et son charisme sont à la hauteur de sa réputation, sa dépression en surprend plus d’un. Il déconcerte également ses étudiants en leur expliquant que bon nombre de théories philosophiques sont d’une totale vacuité et ne répondent pas aux questionnements existentiels les plus importants….

…La vie d’Abe change radicalement après un événement totalement inattendu. Alors qu’il est au restaurant avec Jill, le couple surprend une conversation très tendue à la table voisine. Abe et Jill réagissent tous les deux, mais le premier ne tarde pas à se montrer inquiet par ce qu’il vient d’entendre. Sans en parler, il se dit que le moment est venu d’intervenir. « Abe décide de prendre le taureau par les cornes et d’agir, souligne Allen. Ce n’est plus une décision abstraite, comme le fait d’écrire une lettre ouverte dans le New York Times ou de participer à des manifestations inutiles. L’occasion lui est enfin donnée de commettre un acte à sa portée dont les conséquences ne seront pas nulles. »

La décision d’Abe semble lui donner des ailes. Lui qui se sentait inutile et déprimé déborde soudain d’énergie et d’enthousiasme. « Il retrouve soudain goût à la vie, confie le réalisateur. Il apprécie le vin, il aime faire l’amour et il se régale d’un solide petit déjeuner et d’une bonne nuit de sommeil. ». Bref, il a envie de vivre. Phoenix note : « Abe a de nouveau foi en la vie parce qu’il s’est fixé un but bien précis auquel il croit. C’est exactement ce qu’il cherchait sans même savoir qu’il le cherchait. Il se dit non seulement qu’il fait quelque chose de constructif, mais il a le sentiment de se lancer dans une aventure en mettant son plan à exécution. »
N’en connaissant pas la vraie raison, Jill s’imagine qu’Abe a retrouvé sa joie de vivre grâce à elle. « Elle considère qu’elle en est à l’origine à 100%, indique Emma Stone. C’est – pense-t-elle – parce qu’elle a su le comprendre, être présente à ses côtés et reconnaître ses talents de poète. Elle se dit qu’elle a fini par le sauver. »

Bien entendu, le plan qu’Abe s’apprête à mettre en œuvre est irrationnel. Même s’il est capable de rationaliser les choses, cet argument ne résiste pas à l’analyse. « Abe finit par croire dans cette initiative irrationnelle, qui est le fruit de nombreuses années de colère et de frustration et d’une vision déformée du monde et des gens, » affirme Allen. Abe estime qu’il est à même d’agir selon son bon vouloir parce qu’il pense pouvoir remettre en question les normes les plus conventionnelles. Mais il n’a rien de l’homme rationnel qu’il croit être. « Comme l’explique la mère de Jill, Abe brille sur la forme, mais le fond n’y est pas, souligne Allen. Il manie bien la langue, il est cultivé et il utilise des arguments intelligents qui ont l’air convaincants, mais si on le pousse dans ses retranchements, sa rhétorique ne tient pas la route. »

L’homme Irrationnel a été tourné à Newport (dans le Rhode Island), à Providence et dans ses environs, et le campus de l’université de Salve Regina a servi de cadre au fictif Braylin College. Par ailleurs, la bande-originale se compose essentiellement de morceaux du Ramsay Lewis Trio comme « The ‘In’ Crowd », « Wade in the Water » et « Look-A-Here ». Woody Allen s’explique : « Cette musique possède un tempo et une énergie qui s’accordent très bien aux images, que les personnages conduisent ou marchent à son rythme, ou encore qu’ils se comportent mal. C’est une partition enlevée qui évoque le caractère orageux des personnages. »

Comme bon nombre de ses drames intimes, Allen a tourné le film en format large : « J’ai souvent le sentiment que ce type de format convient bien aux histoires intimes, contrairement aux idées les plus répandues selon lesquelles seuls le western et le film de guerre correspondent à ce dispositif. » analyse le réalisateur. Loin de l’esthétique romantique adoptée dans Minuit À Paris et Magic In The Moonlight, il a privilégié une approche réaliste. « C’est beaucoup plus facile de tourner un film sur le Paris des années 1920, et de filmer des réverbères, des rues pavées et des diligences et de donner le sentiment que les décors ont coûté une fortune, reprend-il. Mais il faut mettre en place une logistique très détaillée pour rendre un film comme L’HOMME IRRATIONNEL visuellement réussi, et j’ai le sentiment qu’on y est parvenu. Pour autant, je ne voulais pas styliser l’image à outrance car le plus important, c’est que le spectateur se passionne pour le parcours des personnages, et les comédiens ont parfaitement joué le jeu. »

Allen estime que Joaquin Phoenix possède une « complexité intérieure » qui correspondait à son rôle. « Tout ce que vous lui demandez de faire, ou de dire, devient intéressant grâce à cette complexité qu’il dégage naturellement, ajoute le cinéaste. « Il n’est jamais statique. » Après Magic In The Moonlight, c’est la deuxième fois qu’Emma Stone tourne sous la direction de Woody Allen. « Emma est d’une intelligence innée, déclare le réalisateur. Elle a un registre de jeu extraordinaire : elle peut être tour à tour hilarante et profondément émouvante. »

« En lisant le scénario, je me suis dit qu’il soulevait de nombreuses questions d’éthique, confie-t-elle. Abe ne se conforme pas aux conventions sociales et Jill cherche à savoir jusqu’où elle peut aller. » Emma Stone ajoute : « Ce qui m’a plu, c’est que le scénario explore le thème du hasard et du destin, qui était déjà au cœur de Magic In The Moonlight et de tant d’autres de ses films. »

Le hasard joue un rôle crucial dans L’homme Irrationnel. L’intrigue repose sur des événements fortuits dont les conséquences peuvent être vitales. D’ailleurs, l’histoire illustre l’une des théories philosophiques chères à Woody Allen : « Je crois ferme dans le caractère totalement aléatoire et futile de l’existence, affirme-t-il. C’est ce que j’ai tenté de montrer dans Match Point et qu’Abe enseigne à ses étudiants. La vie tout entière se déroule sans rythme, ni rationalité. Nous sommes tous soumis aux fragiles contingences de l’existence. Comme chacun sait, il suffit d’être au mauvais endroit, au mauvais moment… »

Ce contenu a été posté dans A propos de..., Dossiers. Mettre en favori.

Comments are closed.