Kaouther Ben Hania

Née le 27 Août 1977 à Sidi Bouzid

Tunisie

Réalisatrice

Le Challat de Tunis, Zaineb n’aime pas la Neige, La Belle et la Meute

 

ENTRETIEN AVEC KAOUTHER BEN HANIA

Du documentaire à la fiction, votre cinéma conserve toujours un lien étroit avec la réalité sociale.

J’ai commencé avec le documentaire parce que je considérais la fiction comme quelque chose d’extrêmement difficile. En effet, la fiction est construite de plusieurs « éléments mensongers » et c’est pourtant à partir du mensonge que doit émerger une certaine authenticité. Filmer le réel à travers le documentaire m’a permis de reconsidérer cette idée et d’avoir des outils qui m’ont aidée pour aborder la fiction.

En ce sens « LE CHALLAT DE TUNIS » est une transition car je traite d’une fiction avec les outils et la stylistique du documentaire. Lorsque j’ai traité le réel à partir des « IMAMS VONT À L’ÉCOLE » et dans les films suivants, j’ai appris à faire des scènes comme on le fait dans la fiction, mais avec des fragments de réel. Ainsi, lorsque je tournais, je pensais au montage qui ne correspondait évidemment pas à la réalité telle qu’elle est puisque c’était une recomposition du réel avec les outils connus de la fiction. La réalisation de documentaires a été pour moi un véritable apprentissage, notamment dans mon travail avec les acteurs. Ainsi, dans « LE CHALLAT DE TUNIS », il s’agissait d’acteurs amateurs et je ne voyais pas comment je pouvais diriger un acteur pour obtenir quelque chose d’aussi authentique que dans un documentaire. Non seulement le cinéma documentaire m’a appris à diriger des acteurs mais aussi à construire des personnages dans leurs ambiguïtés et leur complexité, loin des clichés.

Comment dirige-t-on ses acteurs dans le dispositif de plans-séquences considérés comme autant de « fragments du réel », tel que vous l’avez pensé pour « La Belle et la meute » ?

C’est une contrainte formelle de taille. Mais ce film en a besoin, car le plan séquence a cette vertu de nous plonger dans le temps réel. Celui de la vie. Notre vie est un plan séquence ininterrompu depuis la naissance jusqu’à la mort. On ne peut exercer « le montage » que sur nos souvenirs ou nos souhaits d’avenir. La vie est linéaire et en plan-séquence, on ne peut y échapper. Je veux remettre les spectateurs dans ce même état d’esprit, le supplice que subit Mariam est en plan-séquence et elle ne peut y échapper qu’en comptant sur elle-même. Pour le réalisateur comme pour les acteurs, le plan-séquence constitue une grande contrainte. En effet, je l’ai compris dans « LE CHALLAT DE TUNIS » : ce qui sauve les acteurs, c’est le montage. Il crée le rythme et permet de choisir la meilleure prise. En revanche, le plan-séquence met à nu le travail de l’acteur : celui-ci doit dès lors créer le montage avec son corps et ses répliques. L’usage du plan-séquence permettait de générer une tension et de plonger le spectateur dans la sensation du temps réel, même si le film est composé de 9 fragments. Le défi était de mettre en cohérence le jeu d’acteur avec cette idée de fragment du réel. Tout s’est préparé en amont dans une configuration proche du théâtre. De nombreuses répétitions furent nécessaires pour coordonner le jeu des acteurs et les mouvements de caméra. Je me suis longuement posé cette question angoissante durant le tournage : est-ce que les répétitions n’allaient pas épuiser les acteurs et rendre leur jeu plus automatique et moins émotionnel ? Je pouvais perdre ainsi en spontanéité. Le plan-séquence constituait vraiment un challenge pour moi. J’aime bien explorer quelque chose que je ne connais pas car je suis dans un apprentissage permanent. J’ai découvert par la suite que les nombreuses répétitions n’épuisaient pas les acteurs, bien au contraire, car cela leur donnait davantage d’outils. Cela me permettait aussi d’explorer le personnage sous de multiples facettes et les acteurs au moment du tournage étaient mieux armés.

À partir d’un fait divers, la mise en scène explore les codes du cinéma de genre, notamment le thriller et le film d’horreur, à travers le cauchemar vécu durant une nuit par le personnage principal.

J’aime beaucoup le cinéma de genre et notamment le film d’horreur que je trouve vraiment passionnant. Le film n’est pas pour autant un film d’horreur, il est en effet bien plus proche du cauchemar. Ce qui n’empêche pas les nombreux clins d’oeil à un cinéma qui me passionne. En travaillant avec les acteurs et dès l’écriture du scénario, j’avais en tête ces références. J’aime beaucoup la tension dans les films : l’idée était aussi de maintenir une tension qui soit à la fois réaliste (l’administration peut amener à vivre un tel cauchemar kafkaïen) tout en assumant les références au genre. Pour moi le cinéma d’horreur est très réaliste. D’ailleurs le personnage de Youssef compare sa vie à un film de zombies. Ces films peuvent en effet parler de sentiments très réels de la vie quotidienne.

La référence au cinéma d’horreur met au centre de  « LA BELLE ET LA MEUTE » la question de l’humanité des personnages dans un ordre social où la dignité humaine n’est plus respectée.

Cette histoire est à la fois cruelle du point de vue de Mariam mais aussi paradoxalement anodine du point de vue de la police, des hôpitaux. Il s’agit de leur lot quotidien. Des victimes comme Mariam il y en a tous les soirs. Le décalage entre ces deux attitudes, la tragédie personnelle et la froideur des institutions, dessine le ton du film. Les différents personnages secondaires du film justifient les raisons de leurs comportements horribles, avec toutes les contraintes de leur fonction, qu’il s’agisse du fonctionnement de l’administration, de la solidarité inter policière ou du débordement dans le milieu hospitalier. Une logique de fonctionnement dans laquelle tout un chacun pourrait se trouver, qu’il s’agisse de petites lâchetés ou d’actes plus répréhensibles. On peut facilement perdre involontairement son humanité en multipliant les compromis. La tension du film est construite sur un compte à rebours à l’envers qui n’aboutit pas à une explosion, celle du personnage principal, mais plutôt à sa construction. Si Mariam ne perd pas pied, c’est parce que les personnages beaucoup plus forts qui l’entourent ne s’attendent pas à sa réaction. J’avais envie dès le départ de construire un personnage de jeune femme tout à fait normal, avec ses peurs, ses petits mensonges, son côté « oie blanche ». Elle finit par se révéler à elle-même parce qu’elle est confrontée à des situations exceptionnelles. Elle manifeste alors un instinct de survie dont elle ignorait l’existence. Elle est au départ perdue et j’avais besoin du personnage de Youssef qui était son soutien, même si on la pousse à douter de lui. On ignore s’il s’intéresse vraiment à elle ou si son comportement est la simple manifestation du militant qu’il incarne pour lui-même comme aux yeux des autres. Lorsque Youssef n’est plus à ses côtés, Mariam se retrouve toute seule face à la « meute » et elle est contrainte de s’en sortir seule. Elle fait dès lors basculer un ordre que tout le monde connaît et accepte.

Mariam incarne-t-elle la jeunesse qui croit fermement à un État de droit issu du nouvel ordre apparu après la fin du régime de Ben Ali en Tunisie ?

En fait, je ne voulais pas la charger d’un passé de militante. C’est pourquoi je l’ai présentée comme un personnage naïf lorsqu’elle ment au policier. Youssef est bien davantage politisé, c’est lui qui lui parle de la Révolution. Lorsque l’on subit une injustice, de fait on devient militant, comme un réflexe de survie. Mariam a besoin que les personnes qui l’ont violée se retrouvent en prison. Si l’on parle d’un processus de vengeance sous couvert de prise en charge de la justice civile, on n’est pas du tout dans le militantisme. Mais celui-ci commence à apparaître face à un ordre social qui dénie totalement le respect des droits élémentaires d’un citoyen. Mariam suit un parcours où elle souhaite seulement justice et réparation pour ce qu’elle a subi, en réclamant un procès verbal. Elle devient militante à partir du moment où elle s’aperçoit que cela est impossible. En face d’elle, la « meute » devient violente, non pas à cause de ce que Mariam représente, mais parce qu’elle ose porter plainte. Les policiers vont utiliser tout ce dont ils disposent pour la rabaisser en puisant dans un imaginaire collectif de mépris pour tout ce qui est provincial. Cette manifestation de dénigrement et de mépris de l’autre sont des armes psychologiques dans le contexte d’une guerre où s’affrontent deux groupes.

Mariam lutte aussi contre la « banalisation du mal » lorsque ses interlocuteurs traitent le viol avec mépris et indifférence.

Le film est à cet égard un constat de cette « banalisation du mal » non seulement en Tunisie mais dans le monde entier. À cet égard, je fais référence au documentaire « THE HUNTING GROUND » (Kirby Dick, 2015) qui traite du cas des viols dans les prestigieuses universités américaines (Columbia, Harvard, etc.) où les victimes féminines ne parviennent pas à trouver justice au sein de l’administration de leur campus. En effet, les universités sont des entreprises placées dans un système hyper compétitif qui ne souhaitent pas voir leur réputation ternie. Aussi, l’administration pousse les victimes de viol à se taire, d’autant que les personnes incriminées sont des champions adulés de l’équipe de football, objet de gros enjeux financiers. LA BELLE ET LA MEUTE est plus un film sur le diktat de l’institution que sur le viol. C’est pourquoi le viol est commis par des policiers, autrement dit ceux qui incarnent le monopole de la violence symbolique dans la société. Les sociétés modernes sont en effet construites sur cette idée que les individus sont protégés par ces fonctionnaires.

L’un des arguments d’un policier pour faire taire Mariam consiste à mettre en valeur une société en construction qui a besoin de l’institution policière et qui ne peut dès lors être ternie.

C’est toujours le chantage que l’on connaît tous qui consiste à opposer la sécurité à la liberté, comme si on ne pouvait pas avoir les deux. Dans cette logique, pour avoir une police forte, il faut lui donner les pleins pouvoirs et se taire lorsqu’elle commet des crimes. Ceci est à l’œuvre aux États-Unis après le 11 septembre, on retrouve cela en France et ailleurs autour du terme « lois d’exception ». Selon ce chantage, il vaut mieux se taire à propos des exactions policières si l’on veut éviter la guerre civile et les menaces terroristes.

Si le contexte du film est local à travers un portrait de la Tunisie de l’après 2011, il dépasse très largement ces frontières. Comment dialogue-t-on entre local et global dans la conception d’un film ?

Il faut toujours un contexte pour construire un film. Je connais bien le contexte tunisien que je trouve passionnant car foisonnant, où tout est remis en question. Tous mes films ont été conçus avec cette possibilité de pouvoir dialoguer avec tout public, quel que soit le pays d’origine. Je me rends compte aussi que, comme il y a très peu d’images qui proviennent de la Tunisie, se forme une adhésion totale aux quelques images véhiculées vers l’extérieur. À un réalisateur issu d’une industrie cinématographique plus productive, on ne posera pas les mêmes questions sur les préjugés associés à un pays.

Ce film est adapté d’un fait divers : quelles libertés ont été prises par rapport à la réalité des faits de celui-ci ?*

J’ai pris beaucoup de libertés. C’est un fait divers qui m’avait énormément touchée à l’époque et qui avait fait beaucoup de bruit, avec de nombreuses manifestations de soutien à la victime. J’ai pris l’événement de départ qu’était le viol. Mais les personnages du film ne ressemblent pas aux personnages réels. Tous les événements qui se déroulent dans le scénario ne se sont pas produits comme tels dans la réalité : ainsi, la victime du viol croise ses bourreaux durant la nuit même, mais pas pour les mêmes raisons que j’ai choisies dans le scénario. Je ne souhaitais pas rencontrer la victime réelle de ce viol, qui a écrit un livre dont la production du film a acheté les droits afin de conserver ma liberté d’interprétation. La rencontre a pourtant eu lieu et la lecture du scénario ne l’a guère satisfaite, ce que je comprends aisément : lorsque l’on a vécu une expérience traumatique, on peut se sentir trahi de ne pas voir la re-transposition fidèle de ce vécu. Or, je souhaitais, plus qu’adapter fidèlement un fait divers, parler du courage de nombreuses femmes qui luttent pour faire respecter leurs droits, en utilisant la fiction. Derrière le courage qu’elle a eu à témoigner devant la Justice et par son livre, je souhaitais aussi parler dans mon film de toutes ces femmes dont on n’entendait pas la voix.

Mariam passe peu à peu du statut de victime d’un viol qui a besoin d’être prise en charge, au rôle de citoyenne agissante qui ne peut compter que sur elle, en l’absence de groupes de pression, qu’il s’agisse de la famille, d’amis ou d’institutions. Ceci constitue-t-il une vision politique de la société d’aujourd’hui ?

En effet, je pense qu’il faut être suffisamment solide de l’intérieur et se construire peu à peu pour s’affirmer et trouver sa place dans la société. Or dans mon film, cette prise de conscience citoyenne (la revendication des droits) passe par un événement fortement traumatique. Ceci dit, dans le véritable fait divers, la prise en charge sociale est venue de la part de la société civile toujours vivante et active en Tunisie. Évidemment, la première nuit a été très dure pour la victime avant que le soutien n’arrive de l’extérieur. C’est pourquoi j’ai tenu à présenter le rôle de la journaliste dans le film. Avant que ne parvienne tout ce soutien de l’extérieur, le film montre la nécessité urgente pour elle de se construire de l’intérieur tout au long de cette nuit. Elle a en effet progressivement basculé dans un point de non-retour. On imagine alors que ce soutien extérieur viendra par la suite pour faire aboutir sa construction personnelle. Je pense que, lorsque l’on est fragile de l’intérieur, les autres ne peuvent pas nous aider. Toutes les personnes qui se construisent ainsi peuvent peu à peu constituer le puzzle d’une société très forte.

Comment relève-t-on les diverses contraintes techniques de départ posées par ce film : quelle fut l’expérience de ce tournage ?

Je dois avouer que j’avais très peur de ce film avec cette contrainte posée du plan-séquence. Il n’y a pas de secret : il faut se mettre au travail pour dépasser cette peur. Il faut penser à tout, dès l’étape du scénario. La préparation du film a été très longue et le film a d’ailleurs été tourné quatre fois. J’ai commencé à tourner toute seule avec ma caméra et les acteurs. J’avais exigé de répéter dans les décors pour pouvoir choisir mes angles. À cette étape, j’ai pu obtenir une esquisse globale des mouvements et angles de la caméra pour construire le film. Ensuite, avec l’arrivée du chef opérateur, j’ai pu davantage travailler avec les acteurs, avant l’arrivée dans un troisième temps du steadycamer, de l’ingénieur du son et des autres techniciens qui doivent rester à ses côtés pour ne pas entrer dans le champ. C’était compliqué à mettre en place mais il était essentiel pour moi que ces mouvements de caméra ne soient pas exhibitionnistes : il fallait que ce soit les personnages qui fassent bouger la caméra et que le spectateur l’oublie. Les acteurs, comme je l’ai déjà dit, devaient faire le montage du film : c’est en ce sens qu’a été conduit le tournage. J’étais très attentive aux personnages secondaires qui ne pouvaient pas non plus avoir droit à l’erreur. Pour cette raison, j’ai effectué un casting très long et cherché des acteurs de théâtre, car je savais qu’ils disposaient du souffle nécessaire pour mener une scène dans sa longueur. En effet, une représentation théâtrale est un long plan-séquence de 1h30 ou 2h. Le personnage principal, en revanche, n’est pas joué par une comédienne de théâtre. Il me fallait une personne qui porte sur son visage à la fois la tragédie et l’innocence, qui mélange un côté enfantin et une affirmation de femme adulte. Mariam Al Ferjani, l’actrice principale, était très motivée pour jouer ce rôle alors qu’elle avait peu d’expérience. Nous avons beaucoup travaillé ensemble et je suis heureuse du résultat. Je suis également fière des rôles secondaires ; je trouve que chacun d’entre eux incarne bien des personnages que je connais dans la vie réelle avec toutes leurs ambiguïtés. Il est évident que ce film n’aurait pas pu être réalisé avant 2011 en Tunisie. Le film, qui ne fait pourtant pas un portrait tendre des garants de l’ordre en Tunisie, est soutenu par le ministère de la Culture. C’est pour moi un symbole de soutien fort à une époque où règne en Tunisie un pessimisme général. C’est le signe que les choses sont en train de changer dans le pays. Comme le personnage principal du film, désormais rien ne peut plus être comme avant. Le film veut surtout dire aux personnes qui fonctionnent encore comme sous le régime de Ben Ali, que l’ordre de la société ne peut plus être le même.

Propos recueillis par Cédric Lépine, avril 2017.

*COUPABLE D’AVOIR ÉTÉ VIOLÉE de Meriem Ben Mohamed, avec la collaboration d’Ava Djamshidi. Editions Michel Lafon

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