« Portrait de La Jeune Fille en Feu et Atlantique », entretiens avec Claire Mathon directrice de la photographie

PORTRAIT DE LA JEUNE FILLE EN FEU

La directrice de la photographie Claire Mathon, AFC, s’est entretenue avec François Reumont pour parler de son travail sur Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma. Nous vous proposons une transcription de ses propos.

Essais numérique/35 mm
Le film de Céline Sciamma met en scène le souvenir d’une histoire d’amour qui se déroule au XVIIIe siècle or nous ne souhaitions pas surligner cette dimension passée, mais inventer notre XVIIIe siècle – « notre 2018e siècle », disait Céline – en lui donnant une résonance actuelle.

Le choix du format de prise de vues a été très tôt discuté. Des essais comparant 35 mm-Leictz Summilux et RED Monstro-Leitz Thalia nous ont fait choisir la RED Monstro pour l’incarnation et la présence qui se dégageaient des premiers visages filmés. Je pense que la taille du capteur et la finesse de ces images, tournées en 7K, participent de cette sensation. Mais les essais ont aussi donné une référence argentique à l’étalonnage des images numériques, notamment dans ses contrastes.

Suite à ces essais, j’ai fait des photos argentiques pendant tout le tournage, pour servir de références. Débutait en fait une série de portraits de Céline, des photos dans les lumières du film. Une manière de questionner autrement le rapport de création entre celui qui regarde et celui qui est regardé. Comme le dit Céline : « Dans notre atelier il n’y a pas de muse, il n’y a que des collaboratrices qui s’inspirent mutuellement. »


Portraits et visages

La peinture et le travail de la peinture sont très présents dans le film.

J’ai évidemment commencé par m’intéresser à la peinture du XVIIIe siècle et à ses peintres femmes (Vigée Le Brun, Artemisia Gentileschi ou Adélaïde Labille-Guiard). Nous sommes allées ensemble au Louvre. La peintre du film n’existe pas, Céline a choisi une jeune peintre, Hélène Delmaire, qui avait l’âge du personnage et une formation classique de peinture à l’huile. Nous avons collaboré toutes les trois pour créer ses tableaux et définir leur rendu. Céline tenait à filmer le travail et les gestes du travail en temps réel.

Même si ce n’était pas notre époque, les portraits de Corot nous ont inspirées. On y sent peu la direction et la couleur de la lumière mais plutôt comment elle fait ressortir les carnations, les étoffes, les fonds… comme si la couleur de la lumière était la plus juste pour faire apparaître les couleurs du sujet.

Le rendu des carnations a été primordial dans mon travail. J’ai recherché à la fois de la douceur, pas d’ombres marquées, un rendu un peu satiné et non réaliste qui reste naturel et extrêmement vivant. Nous avons, avec la maquilleuse Marie Luiset, pris le temps de visualiser ce mélange optique/lumière/filtre/maquillage au cours de plusieurs essais avec les comédiennes et les costumes. Il fallait gommer l’aspect brut et contemporain des visages, tout en gardant la précision et les nuances des couleurs, trouver un rendu de peau qui ramène un peu de l’époque par le biais de sa picturalité. Nous parlions souvent des visages comme de paysages.

J’ai eu beaucoup de plaisir à regarder les comédiennes, à capter les moindres variations, à connaître leurs traits et voir comment la lumière et les angles de prise de vues les modifiaient.

Regarder/Image et mise en scène
Avec Céline Sciamma, c’est une vraie rencontre de cinéma. Nous avons un plaisir et une foi commune dans la cinématographie, dans la fabrication cinématographique. La mise en scène de Céline est très précise et l’image en est un élément. Je me souviens de ces plans-séquences (le film est très souvent filmé en plan-séquence) des deux comédiennes extrêmement chorégraphiés, millimétrés même dans la position de leur visage l’une par rapport à l’autre, comme sur le plan d’elles deux de profil, sur la falaise, où Marianne est empêchée de voir Héloïse à cause de leur proximité.

Nous avons beaucoup travaillé le rythme des plans. Le film est avant tout une histoire d’amour : Céline parlait d’ »incarner les désirs et la pensée des désirs ». Il nous fallait regarder ces visages et non les encadrer. La durée des plans participe de cette envie. Nous avons revu certains films de Bergman qui a su magnifiquement filmer les femmes avec une proximité et une intimité singulières.

Mettre en image cette dialectique des regards, cette force d’attraction entre les deux femmes, a été un des sujets de ma collaboration avec le cadreur Steadicam Matthieu Caudroy qui devait tendre à être une caméra qui regarde, qui scrute. Ces plans ont presque tous été tournés au 70 mm et je tenais à trouver le juste centrage des visages dans le cadre.

Les intérieurs dans l’atelier
Nous avons d’abord tourné tous les extérieurs du film en Bretagne, puis le château en Seine-et-Marne. Ce château du XVIIIe siècle n’avait pas été habité ou restauré et ses boiseries, ses couleurs, ses parquets étaient restés figés dans le temps. Le chef décorateur, Thomas Grezaud, a très finement respecté les matières et travaillé sur l’épure des décors.

Le château était un décor difficile (et coûteux) à éclairer, à cause de sa dimension et parce que le décor de l’atelier était au 1er étage (fenêtres à 8 m de hauteur côté cour et 16 m côté douves), sans oublier les contraintes d’un Monument Historique. Dans l’atelier, toute la lumière est artificielle. Avec le chef électro, Ernesto Giolitti, et le chef machino, Marc Wilhelm, nous avons fait construire, sur un côté, une grande structure afin de maîtriser la lumière et la faire évoluer suivant les séquences. Les projecteurs LEDs en DMX, commandés par un iPad, nous permettaient de nous adapter à la météo et à l’évolution de la lumière extérieure. Les découvertes étaient gérées avec des jeux de châssis équipés de différentes densités neutres et de scrims, fabriqués sur mesure pour chaque fenêtre par l’équipe décoration pendant le pré-light. J’ai cherché à retrouver du naturel, des accidents dans la lumière, la mémoire de la lumière changeante et vivante du tournage breton, on aimait à penser qu’on avait ramené un peu de sable de Quiberon dans nos poches.

Les chandelles
J’ai eu la chance de pouvoir faire plusieurs séries d’essais pour définir le dosage des sources, de la fumée et des flammes que nous allions utiliser de nuit. La productrice Bénédicte Couvreur m’a beaucoup soutenue et a su donner du temps au travail de l’image, je lui en suis très reconnaissante.

Pour les chandelles, je ne voulais pas être trop réaliste, trop assujettie aux bougies même s’il fallait bien sûr croire à cette lumière, à cette époque. Dès les premiers essais on a senti avec Céline que notre envie d’épure encourageait (dans la limite du possible) à mettre les chandelles hors-champ. J’ai gardé l’idée d’obscurité, de mystère, sans respecter forcément les directions.

J’ai longtemps cherché la bonne chaleur, la bonne couleur de sorte à garder une richesse dans les couleurs, notamment pour la peinture et les carnations. La couleur de nuit a été la chose la plus compliquée à trouver à l’étalonnage.

Un autre sujet des essais était le mouvement de la lumière, le scintillement des flammes que nous avons essayé d’atténuer au maximum. J’aimais quand la lumière des chandelles résultait d’un mélange de différentes sources : bougies installées dans des cônes de blondes, LEDs en ruban à 2 000 K (de Softlight) et de petites ampoules tungstène installées dans des guirlandes (Rope Lights). La complexité des plans-séquences obligeait souvent à percher plusieurs sources qu’Ernesto Giolitti avait fabriquées à partir de rubans de LEDs d’une grande légèreté.

Suivi des rushes et étalonnage
Jérôme Bigueur, l’étalonneur, a été un partenaire important pour moi à toutes les étapes de mon travail : les essais, le tournage durant lequel il supervisait les rushes et, bien sûr, à l’étalonnage final. Cette collaboration sur la longueur nous a permis de faire les bons choix pour le rendu des peaux. Par exemple, je ne filtrais pas, à la prise de vues, quand une flamme était dans le champ, laissant ce travail à l’étalonnage. Nous avons eu un peu plus de trois semaines d’étalonnage et ce temps fut très précieux. Jusqu’au bout, j’ai cherché l’équilibre entre le souvenir, l’époque et le présent de cette passion amoureuse.

(Propos recueillis par François Reumont, retranscrits et mis en forme par Hélène de Roux, pour l’AFC)

ATLANTIQUE

Découverte de Dakar
Quand on a commencé à parler du film avec Mati, que j’avais déjà rencontrée au moment du tournage de Mille soleils (2013), elle a tout de suite évoqué l’atmosphère, pour elle, très fantomatique de Dakar, et son envie de glisser vers le fantastique. Elle citait certains films de Carpenter (Fog, Assault) sans que cela soit une référence directe. Je sentais que le fantastique allait naître d’une immersion sénégalaise.
Lors de mon premier voyage, je repère certains décors, passe du temps la nuit dans les différents quartiers de Dakar et découvre l’omniprésence de l’océan. Nous admirons nos premiers couchers de soleil en commun. Je fais le choix de travailler uniquement avec le matériel lumière présent sur place et d’accepter de ne venir accompagnée que du 1er assistant opérateur, Alan Guichaoua.

Le choix de deux caméras
Les premiers essais ont lieu à Paris, pour choisir la caméra et commencer à faire des choix de couleur et de lumière. Le laser vert, qui est devenu un motif important de la boîte de nuit, est présent dès ces premiers essais.
Nous décidons d’utiliser deux caméras pour le film, une de jour et une de nuit.
La dynamique de la RED Epic en jour donne du romanesque aux images captées de manière parfois documentaire, sublime ces décors écrasés par le soleil, des situations souvent très contrastes. Nous aimions beaucoup le rendu subtil de cette chaleur sablonneuse qui caractérise Dakar.
En nuit, la grande sensibilité de la VariCam 35 nous permet de filmer de manière légère et libre des quartiers de Dakar presque plongés dans le noir. Nous parlions souvent de nuits extralucides. Atlantique est un film de fantômes, et la VariCam 35, dont nous aimions aussi la texture, nous permettait une acuité particulière, la possibilité de rendre visible un territoire et des visages peu filmés. Cette caméra semblait faite pour le film !

Les essais filmés à Dakar et les premières images du film
Filmer en amont du tournage des essais à Dakar est le meilleur moyen de commencer à sentir les partis pris du film et de trouver avec Mati notre manière de capter le réel. C’est l’occasion de définir la couleur des faux couchers de soleil, du voilage de la chambre d’Ada, le format (1,66:1) ou l’aspect argenté des scènes éclairées par la lune, mais aussi d’expérimenter notre envie de tourner vite, d’attraper des choses au vol et d’inventer sur le moment.
On cherche, en faisant des plans qui seront montés dans le film, la manière de filmer Dakar la nuit, on commence à capter les éléments fantastiques déjà présents dans la ville, tels que l’humidité venant de l’océan qui donne la sensation que les voitures transpirent elles aussi la nuit. Nous filmons un premier coucher de soleil.
Je comprends la nécessité des très longues focales pour le film. Mati aime filmer en longue focale, au 85 mm, au 135 mm. Nous nous retrouvions souvent à devoir filmer dans l’encadrement d’une porte, d’une fenêtre, voire à travers un miroir.
En extérieur, on est souvent loin des personnages, d’où le choix du 25-250 mm. C’est pour Mati une manière de les élire, de les sublimer sans jamais les mettre à distance.

Ces « essais » ont vraiment initié l’exploration de nombreuses lignes. On prend conscience par exemple avec Alan Guichaoua, l’assistant opérateur, que Mati n’aime pas sentir le point, les bascules de point, et c’est une préoccupation sur laquelle nous reviendrons souvent pendant le tournage. J’ai trouvé cela à la fois agréable et essentiel de pouvoir approcher et comprendre le film par strates et dans la durée avec Mati.

Les matières et les éléments
Le travail sur les matières, les éléments (soleil couchant, océan, lune) ont nécessité de nombreuses tentatives et approches. Mati a un rapport fort à l’image. Nous cherchions à rendre palpable cette histoire de fantôme, de possession et d’envoûtement. Dans le film, les hommes péris en mer reviennent à travers le corps (transpirant) des jeunes filles.
Cette texture un peu mate, l’importance des flares, la qualité des noirs et les brillances, notamment sur les peaux de nuit, participent de la dimension fantastique du film tout en gardant présente l’âme de la capitale sénégalaise. Nous aimions sentir la matière de la poussière, de l’humidité, et des embruns.
L’océan, c’est le fantastique. Nous avons cherché à le filmer comme une planète à part entière, comme une planète inhumaine (y aller, c’est mourir). Il fallait sentir l’importance des astres et les personnages pris dans quelque chose de plus large, dans le cosmos.

Ancrage documentaire et envies plastiques
Je me souviens de longues discussions au moment du choix des décors et des personnes qui les habitent sur cette alliance en apparence contradictoire, entre immersion documentaire et envies très précises, sur les décors, les matières et la lumière.
Mon expérience du documentaire m’a forcément aidée à trouver la justesse entre l’envie d’être majoritairement à l’épaule (à l’Easyrig) pour s’adapter aux places des comédiens, et des références photographiques ou plastiques comme Nan Goldin, Guy Bourdin… La plus grande partie des plans est donc tournée à l’épaule, je fais le choix de conserver une réserve de cadre pour pouvoir stabiliser un peu en postproduction, notamment les plans fixes.
Petit à petit la palette des couleurs du film apparaît : une couleur très orangée (réverbères, feu et coucher de soleil), des bleus électriques (celui de la boîte, de néons et d’écrans) et toujours le vert du laser. Je trouvais souvent intéressant de mettre en opposition dans l’image l’orangé et le bleu, comme dans la scène de nuit pendant le mariage quand Ada, Dior et Fanta se retrouvent sur le balcon.

Mati a beaucoup de plaisir à regarder les scènes, à chercher le cadre une fois la lumière installée. Elle est très sensible à la manière qu’a la lumière de sublimer les corps et les visages. Il était donc important de penser la lumière en amont en lien avec le travail sur les décors.

Ce fut très agréable de poursuivre les choix du tournage avec la même exigence jusqu’à l’étalonnage. J’ai eu la chance que l’étalonneur Gilles Granier supervise la fabrication des rushes. J’ai passé beaucoup de temps pendant le tournage à dialoguer pour que nos partis pris visuels, notamment pour les scènes les plus sombres, soient présents dans les rushes.

Enfin j’ai été merveilleusement accompagnée par l’équipe image sénégalaise. Inventivité et réactivité. Je leur dois beaucoup.

(Propos recueillis par François Reumont, retranscrits et mis en forme par Hélène de Roux, pour l’AFC)

Ce contenu a été posté dans A propos de..., Dossiers. Mettre en favori.

Comments are closed.